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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

Cures de repos, lits à vibrations et Sitzmaschinen

 

La tentative d’obtenir des effets psychiques par la mise au repos du corps est sans conteste un des plus grands bouleversements du milieu hospitalier, du moins à Vienne et en Allemagne puisque l’aménagement d’ailes de bâtiments consacrés exclusivement à la cure de repos fait partie intégrante d’une grande réforme thérapeutique qui concerne beaucoup d’hôpitaux psychiatriques et de sanatoriums à la fin du 19ème siècle. L’asile psychiatrique de Vienne construit en 1853 et qui jouxte l’hôpital général (il s’agit de l’hôpital Am Steinhof) se targuait, au tournant du siècle, d’être novateur et à la pointe dans le traitement systématique des affections psychiques par la cure de repos.

 

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Progressivement, cette cure fut élargie à des méthodes complémentaires, des méthodes « corporelles » et des activités occupationnelles, associées à de grandes plages de repos dans des proportions savamment dosées. Pour les praticiens, le repos possédait un fort potentiel dans le traitement des maladies nerveuses. Dans ce contexte, les hypnotiseurs faisaient des expériences sur l’effet apaisant du sommeil provoqué artificiellement, dans lesquelles ils amenaient les malades à un état de plus en plus prolongé qui avait des airs de famille avec le « vrai » sommeil. Cette méthode devait apaiser les « cas » d’hystérie et d’alcoolisme chronique. Ainsi, la position à l’horizontale, encouragée, pour ne pas dire obligatoire, devient la pratique thermale la plus répandue. Dans les asiles publics, la dérive vers des pratiques coercitives était courante mais pratiquement admise. Le lit du malade pouvait, si nécessaire, se transformer en lit à barreaux (Gitterbett), en lit treillissé fermé sur sa partie supérieure, bref, en lit-cage ou en cellule d’isolement. On pouvait également tendre un genre de filet de mailles souples (Netzbett) au dessus du corps allongé, (pour ne pas le blesser), retrécir de façon optimale l’espace et plaquer le corps contre un simple matelas sans que cela ne dérange personne.

 

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23 2Connu d’abord sous l’appelation « Schutzbett », le lit de protection prend en quelques années le nom, pleinement assumé par le corps médical, de «  Irrenbett », soit le lit pour les fous. L’alitement autoritaire du patient était perçu comme un « calmant » mécanique, même si l’intervention restrictive et disciplinaire sur le corps n’échappait pas aux médecins. On suppose que Freud n’a pas approuvé toutes ces techniques, mais qu’il les a bien connues, car il a été l’assistant du médecin-chef de l’asile psychiatrique de Vienne, Theodor Meynert, entre 1882 et 1886.

 Une utilité pédagogique était accordée à l’isolement et au lit sécurisé par un grillage, comme le révèle une revue médicale de 1908. Un médecin se demande en effet « si un moyen entravant (comme le lit à barreaux) est ressenti par le malade comme une mesure coercitive […] ou s’il amène le malade à renoncer de lui-même à tout mouvement »(1) . Dans les faits, les praticiens ne pouvaient pas apporter de réponse univoque car ce qui avait un effet apaisant sur l’état d’agitation chez un malade décuplait chez l’autre des accès de violence liés à la contrainte.

Le régime pénible fait d’isolement et de repos forcé constituait la pierre angulaire de la thérapie, couplée à des mesures médicamenteuses, diététiques et physiothérapiques. Ce contrôle de l’excitabilité s’étendait également à une surveillance sur les lectures du soir. Les sanatoriums et les hôpitaux étaient amenés à vérifier le contenu des lectures, à en rythmer la durée ou à les interdire. Compte tenu de la difficulté à effectuer une surveillance sans faille, la solution idéale était de mettre à disposition des malades une bibliothèque sur mesure…

Freud lui-même, dans sa pratique en dehors des murs de l’hôpital, préconisait également la cure de repos, associée à une cure de suralimentation selon la méthode de Weir-Mitchell, dans une combinaison savante avec la méthode cathartique développée par Breuer au milieu des années 1880.(2) L’état de repos, dans un environnement contrôlé par le médecin devait empêcher le déferlement de nouvelles impressions et renforcer physiquement les malades. Le lit fermé de l’hôpital, la chaise longue de la cure thermale, mais également le sopha des salons privés dont Freud était familier lors des visites à ses patientes sont unanimement perçus comme des lieux-refuges contre les influences jugées nocives de l’extérieur. Dans ces années, Freud partage avec la médecine hospitalière cette représentation courante selon laquelle il existerait un rapport de cause à effet entre l’environnement, le style de vie des patients et les affections nerveuses.

Du côté des hôpitaux et des sanatoriums, même si une certaine importance était accordée à l’influence de l’environnement sur les patients, la vision des troubles nerveux restait mécaniste, déterministe et fondée sur des bases physiologiques. Toute une réflexion s’engage pour exploiter au mieux les diverses fonctionnalités latentes du lit. Les années 1900 ouvrent la voie à une nouvelle méthode, complémentaire à la cure de repos et totalement euphorisante : une thérapeutique « machinique » avec l’invention extravagante du lit à vibrations.

 

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C’est dans le magnifique et très chic sanatorium « protocubiste » et flambant neuf de Purkersdorf, dans les environs de Vienne que Max Herz développe ce lit thérapeutique afin «  d’apaiser les nerfs ».

Le principe est relativement simple. Les secousses fabriquées artificiellement étaient censées exercer leurs effets sur des patients allongés, comparables aux effets produits par les secousses d’un train en marche. Une telle invention s’appuie sur des observations courantes dans la littérature médicale qui affirmait que les troubles du sommeil s’atténuent lors des voyages en train.

 

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Imaginer une telle machine peut paraitre quelque peu excentrique. Encore convient-il de restituer un peu plus finement le contexte culturel qui encourage ce style de construction. En effet, le sanatorium de Purkersdorf, construit en 1904, est en lui-même une véritable œuvre d’art, un fleuron de l’architecture viennoise. Or, l’architecte, Joseph Hoffmann, qui en est à l’initiative est également designer, avec des réalisations très audacieuses et modernes. Cofondateur de la Sécession viennoise avec Otto Wagner, Il s’illustre notamment par la création de mobilier d’ameublement de très grande qualité destinée à une production de série. Pour mener à bien ses projets, il crée les ateliers viennois (Wiener Werkstätte) et peaufine son concept d’œuvres d’art totales (Gesamtkunstwerke). Le mouvement viennois se donne pour objectif de joindre l’esthétique au fonctionnel et à l’utilitaire, ce que reconduira le Bauhaus allemand quinze ans plus tard.

Tandis que le médecin Herz cherche à généraliser son lit à vibrations, Joseph Hoffmann, en 1905, crée sa célèbre « Sitzmaschine » (machine pour s’asseoir). Produite en série limitée par la société Jacob & Joseph Kohn jusqu’en 1916, elle était justement destinée, à l’origine, pour le sanatorium viennois. D’inspiration industrielle, la Sitzmaschine était d’un prix exhorbitant, donc réservée à une clientèle très fortunée ou aux établissements sanitaires luxueux, ce qu’était évidemment le sanatorium de Purkersdorf. Le dossier réglable s’incline grâce à un système de boules de hêtre soutenant une barre transversale. En plus de leur aspect esthétique et moderne, ces boules de bois jouent le rôle de stabilisateur et de renforcement des assemblages.

 

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Max Herz avait indicutablement une certaine sympathie pour la méthode cathartique, telle que la pratiquait Breuer mais avec une différence de taille : il se passait des associations du malade. Il traitait donc les troubles du sommeil ou de l’alimentation comme n’importe quelle autre affection nerveuse. Assis derrière son bureau, il cherchait avant tout à persuader ses patients de l’inocuité de leur souffrance à grand renfort de morale, comme il était d’usage, ou leur proposait sa désormais fameuse thérapie mécanique. La reproduction technique des secousses d’un wagon-lit se résumait globalement à tenter de renforcer la psyché par l’alternance de mouvements actifs ou passifs du corps. Malgré ses vertus supposées apaisantes, il va sans dire que ce dispositif fermait totalement l’accès aux représentations, aux pensées et aux sentiments du malade.

Au même titre que les membres de la très bonne bourgeoisie, qui flairait et redoutait la puissance érotique des sofas trônant dans leur propre salon, Freud considérait, dans les années 1895, que les représentations qui surgissaient sur son divan thérapeutique constituaient des facteurs perturbateurs. Le risque pour les patients ainsi « alités » était de « tomber dans des rêveries nuisibles » et de s’empêtrer encore davantage dans leur malheur. Critique, mais non sans ambivalence par rapport aux options hospitalières qui prônaient l’isolation, la séparation avec le milieu familier et la cure de repos obligatoire, Freud voyait dans ce régime radical un certain danger : celui d’asseoir une véritable hégémonie du monde interne avec une perte totale du contrôle sur la conscience. Il lui faudra encore tâtonner pour comprendre que la perte de contrôle sur la conscience est le moteur de la cure analytique.

Avant que Mme Benvenisti ne lui fasse don de son divan en 1889, Freud possède un divan ottoman pour les méthodes courantes à l’époque. Sur cet ottoman et en état de transe, les patients étaient censés mobiliser leur mémoire et rappeler les représentations soustraites à leur conscience, à l’origine des troubles psychiques. Devant les résultats décevants et pour des raisons d’ordre théorique, Freud abandonne l’influence hypnotique et exhorte dès lors ses patientes à fermer les yeux « pour se concentrer ». Lors de son travail en commun avec Breuer, il développe, pour une durée provisoire, la méthode de la pression (Druckmethode) qui consiste à apposer une main sur le front des jeunes femmes, ceci afin de les amener jusqu’aux représentations supposées être à l’origine de l’affection. Ce geste s’accompagne d’un autre mouvement et annonce déjà le « cérémonial » analytique, à savoir le passage systématique du médecin derrière le malade. Avec cette modification, le divan se transforme en machine à se concentrer, à penser et à produire de la connaissance.

 

(1)- F.K. Walter, Über ein « Schutzbett » für erregte Geisteskranke, in: Psychiatrisch-Neurologische Wochenschrift 29 (1908), S.235.

(2)- S. Freud, op. cit. , p 215.

 

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D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

8 - Die Couch, une exposition sous haute tension...

 

Le 05 mai 2006, les visiteurs du musée de la Berggasse à Vienne découvrent une grande exposition dans le cadre du 150ème anniversaire de la naissance de Freud, entièrement construite autour d’une absence : celle du divan avec couverture orientale. Elle est intitulée en allemand Die Couch, Vom Denken Im Liegen. Le français propose  Le divan, La pensée allongée, dans une traduction qui a bien du mal à restituer les abords multiformes de sa conception.

 

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Mais ce qu’ignore la plupart des visiteurs, ce sont les conditions qui encadrent cette exposition. En effet, au musée, l’année 2006 s’avère chargée et mouvementée. C’est maintenant la Sigmund Freud Privatsstiftung, la fondation privée, qui gère les finances du musée et donc toutes les animations. La ville de Vienne vient d’acheter à prix d’or l’ensemble des appartements du 19, Berggasse et d’en faire don à la fondation mais sans lui octroyer les moyens nécessaires à la rénovation.

L’introduction du musée dans le secteur privé est une véritable bombe à retardement et la presse viennoise se fait l’écho de la très mauvaise santé financière du musée, de la gouvernance ultra autoritaire de la directice, Inge Scholz Strasser et de la mise à l’écart systématique des psychanalystes et chercheurs.

Dans la maison Freud, l’ambiance est particulièrement délétère. La défiance des psychanalystes est telle que l’Association Psychanalytique de Vienne menace de quitter les murs pour s’installer dans le centre de la ville. Les désaccords avec le conseil d’administration, constitué d’actionnaires et d’assureurs, sont nombreux et profonds mais lorsqu’il évoque une « réorganistion du personnel » les salariés s’organisent et constituent, en 2006, un comité d’entreprise qui recueille 100% des voix. Lydia Marinelli, qui est alors conservatrice et encore directrice scientifique du musée est élue déléguée du personnel. Le comité d’entreprise adresse un courrier circonstancié à la direction, qui reste inflexible et conclut à « une organisation excellente du Musée Freud ».

Entre Lydia Marinelli et la directrice Scholz Strasser les tensions sont de plus en plus vives.

C’est donc dans ce climat de violence inouë que s’organise l’exposition. Avec le temps, neuf ans après l’effondrement et le suicide de Lydia Marinelli en 2008, il est devenu difficile de restituer le contenu détaillé de cette exposition.

 

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C’est à Abbott Miller, architecte et designer américain de Baltimore que Marinelli confie la tâche d’aménager les locaux et de penser le divan dans l’espace. Pour la première fois, outre la surface des appartements de Freud, il peut utiliser la surface de l’appartement situé juste au dessus. Les propriétaires précedents, durant les quarante ans passés sur les lieux, n’ont procédé à aucune rénovation. La peinture des murs, d’origine, est jaunâtre. Les taches, les fissures et les trous sont les marques d’une vie quotidienne. Abbott Miller comprend, évidemment, quel bénéfice il peut tirer d’un espace en l’état. Il n’est pas question de « rafraîchir » les murs, bien au contraire, mais de s’appuyer sur la continuité temporelle. Cet appartement génère une impression de la Vienne des années 30, bien plus fortement que le musée, lequel, après de multiples rénovations, n’a plus qu’un rapport lointain avec l’appartement original des Freud. Pour l’architecte, il n’existe pas de dispositif plus incitatif.

 

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Toujours à l’étage supérieur, un revêtement blanc provisoire recouvre le parquet afin de signifier au visiteur que l’appartement fait partie de l’exposition au même titre que les artefacts exposés. Quelques bandes lumineuses sont également posées au sol.

En l’absence du divan, l’exposition repose sur des projections virtuelles, consacrées aux fameux tapis. IL est à noter d’ailleurs que le divan londonien a bien gardé celui qui recouvrait le divan avant 1938-un tapis en provenance de Smyrne (Izmir)- mais qu’il n’a pas conservé, dans la nouvelle demeure, le tapis de sol et encore moins les « sofastücke » de la Berggasse.

 

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Les pièces les plus lumineuses, côté jardin, sont réservées « au monde de la psychothérapie privée » avec d’immenses photos de Shellburne Thurber, lesquelles dévoilent l’aménagement des cabinets américains et argentins contemporains.

Côté cour, dans des pièces sombres, sont présentés des modèles de divans et de sofas du 19ème siècle, quelques peu élimés, issus de la très belle collection appartenant à Sigfried Giedon jusqu’aux représentations de lits-cages conservées dans les archives de Purkersdorf.

Très logiquement, la salle de bain se voit indexée à l’hydrothérapie.

En redescendant dans les appartements de Freud, le visiteur peut voir, entre autres, des ottomans et des pièces fabriquées par Otto Wagner. Mais il tombe également sur des noms célèbres : Max Ernst et le mouvement surréaliste, Félix valloton, Paul Gavarny ou encore Andy Warhol. Son film érotique de 1964, Couch, tourné dans la « factory » y est projeté.

On se demande pourquoi Marinelli retient le mot anglais Couch et non pas Divan(ou Diwan) qui existe en allemand. On peut avancer deux explications. D’une part, lors de leur exil massif aux Etats- Unis après 1933, les psychanalystes ont utilisé le terme anglo saxon Couch, lequel a été réintroduit et définitivement adopté par une partie des pays européens, d’autre part, l’exposition est le produit d’un travail commun entre les Viennois, les Londoniens et des artistes en majorité américains.

L’exposition se termine le 05 novembre 2006 et sera accompagnée d’un très beau catalogue du même nom, dense, véritable mine d’or qui en dit long sur l’énergie mobilisée par la conservatrice et ses collègues pour mener à bien ce projet, en dépit de conditions pour le moins éprouvantes.

 

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Quelques semaines plus tard, les psychanalystes tournent la page de la Berggasse et quittent le 9ème arrondissement de Vienne.

 

 

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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

7 - Les Sofastücke du Professeur Freud

 

A première vue, si on se penche sur les photographies d’Engelman, la verticalité semble écraser le divan de toute sa souveraineté. Ainsi, tout patient qui avait accepté les principes élémentaires d’une analyse dans le cabinet de Freud, se voyait contraint, dans une position mi-assise, mi-allongée, de se coucher aux pieds d’autorités absolument intimidantes. En effet, le mur juste au dessus du divan est occupé par un cadre de grand format, avec une vue du portique d’Abu Simbel. Quatre statues colossales, sculptées dans la roche, redressent le buste, dans une démonstration de force oppressante très bien exprimée par Max-Pol Fouchet :

 

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« Ramsès est le temple comme le temple est Ramsès. Quatre fois égal à lui-même, Ramsès II siège. Debout, il serait plus rassurant. Assis, il donne à tous ceux qui vont vers lui et l’approchent le sentiment de comparaître. Il s’instaure en tribunal composé non pas de juges divers mais d’un seul juge à l’effigie quatre fois répétée. Ainsi doué d’ubiquité ».(1)

Sur le mur opposé, de leur place respective, Freud et le patient pouvaient également contempler une lithographie, toute à la gloire d’une sommité médicale, en la personne de Jean Martin Charcot, que Freud avait rencontré à Paris en 1880 et dont les recherches sur l’hystérie allaient devenir déterminantes pour les psychanalystes. Dans ce tableau devenu célèbre, André Brouillet, reconduit avec le plus grand académisme, une géométrie de la règle et du compas.

 

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Devant les yeux du monde médical, une patiente - Blanche Wittman - s’affaisse dans les bras de l’assistant Babinski. Bien campé sur ses jambes et dans une attitude altière, Charcot donne sa leçon et se lance dans la description des symptômes qu’il a lui-même déclenchés. La posture de Blanche, à ce moment précis, est censée caractériser la léthargie, qui correspond à la première phase du Grand Hypnotisme. La léthargie est obtenue par la pression des mains sur les paupières de la patiente, dont le corps devient inerte et hypotonique. Cependant, dans cette mise en scène, un détail frappe l’œil, qui vient contrarier le tableau : le poignet crispé de Blanche, véritable hérésie...

Contrairement aux apparences, tout se joue, dans ce tableau, sur le mur du fond, derrière les spectateurs. Un plan rapproché permet de deviner qu’un tableau est accroché, accompagné de la légende : Période de contractions. Il suffit de comparer la posture de Blanche et ce qui est accroché au mur pour voir un des plus bels exemples de physiologie picturale. Ce qui est à voir sur le tableau du fond, c’est une illustration de l’arc hystérique, typique de la grande attaque, où le corps, loin de s’affaisser, s’arc-boute en arrière dans un état de crispation maximal. Un des points particuliers de la grande attaque hystérique est une crispation particulière du poignet que Blanche reproduit. Cette surtension du corps et la crispation spécifique du poignet, les médecins mobilisés en temps de guerre les connaissent parfaitement bien car elles signent également l’attaque tétanique en phase finale.

Dans le tableau de Brouillet, les médecins autour de Charcot ne prêtent aucune attention à l’invitation muette qui capte Blanche au dessus de leur tête. Ils lui tournent exactement le dos, fascinés par la supériorité scientifique qu’ils attribuent au maître parisien.

Ce qui est à retenir peut-être, c’est que le corps de Blanche, en s’affaissant, ne se dilue pas dans des formes indéterminées. Ce signe caractéristique de crispation, hérétique, nécessairement subordonné à l’image de l’arc, est sans doute à comprendre comme signe explicite de la géométrie variable fabriquée à volonté et de toute pièce à La Salpêtrière.

Malgré ce programme mural qui érige une autorité médicale sans aucune ambiguïté, il n’en reste pas moins que Freud a depuis longtemps remplacé le modèle explicatif de l’hystérie construit par Charcot par son propre modèle. L’icône paternelle a déjà été renversée et la grande scène de l’amphithéâtre a été balayée entretemps par un dispositif plus confidentiel. Ce que le mur expose, c’est, en vérité, le spectre d’une autorité médicale totalement dépassée...

Une observation attentive des clichés d’Engelman dévoile un autre réglage de l’espace et de l’ameublement qui s’affranchit totalement des antagonismes et des oppositions binaires par l’émergence d’une nouvelle zone d’incertitude. C’est effectivement l’existence du tapis oriental qui jette le trouble. Toutes les autorités exhibées sur les murs se voient savamment destituées « d’en bas ». Suivant une ligne descendante, la tenture murale entre en contact avec le divan et le divan en contact avec le sol et n’autorise plus cette grande différenciation entre verticalité et horizontalité. Sur toutes les surfaces de la pièce, tendue au mur, jetée avec des plis sur le divan, déroulée sur le sol, cette déferlente de tentures et de tapis produit un continuum qui vient chahuter une définition claire de la verticalité. Dans les plis du divan se relâche la tension des tentures murales.

Ce jeu alternatif entre tension et relâchement offre les conditions d’un état de flottement et la possibilité de créations productives. Sur le divan, entre travail et épuisement et dans une totale irrésolution, le corps étendu produit des pensées et des mots. Flotter pourrait être une façon d’habiter l’espace sans jamais se fixer à une place.

Dans ses notes semi rédigées en 1977, en préalable à son cours au Collège de France, Roland Barthes écrit simplement :

« La position la plus reposante : bain, bateau ».(2)

Il suggère rien de moins qu’une liquéfaction des contraires, ce qui pourrait nous inviter à penser la position sur le divan en terme maritime de tangage.

Parmi tous les patients de Freud, c’est le grand écrivain américain Hilda Doolittle qui viendra briser toutes les certitudes et les formules attachées communément à la position allongée et pour cette raison, ses mémoires, publiées en 1957, témoignant de sa cure réalisée avec Freud entre 1933 et 1934, restent un document précieux. Tout au long de son texte, elle construit des analogies savantes entre la position allongée et l’image d’un fleuve où d’un ruisseau. Au cours de ses associations, elle en vient à parler à Freud d’une connaissance londonienne, un jeune homme qu’elle appelle arbitrairement Monsieur Brooks (ruisseau ou fleuve en anglais).

Dans les rêves de cette femme extrêmement cultivée, à plusieurs reprises, le jeune londonien Brooks est associé à une sculpture du dieu des fleuves et des rivières, visible à la Raphaël Donner Brunnen, une fontaine très célèbre, située sur la Markplatz de Vienne. Une de ses particularités consiste dans le fait que ce dieu est représenté dans une posture pathétique, celle que Warburg fait remonter à l’antiquité ; il est en effet incliné et étendu.

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A cet endroit, Doolittle fait exploser cette image d’affliction et de tristesse. Dans un dédale luxuriant d’associations, elle parvient à renverser totalement cette formule du pathétique dans son contraire, en invoquant cette fois la pose du dieu volant Mercure, le plus rapide des dieux grecs :

« Ce fut à ce moment que j’indiquai au Professeur que le personnage incliné de la fontaine de bronze comportait certaines affinités avec le dieu Mercure debout qu’on peut voir à Bologne. En accord tous deux pour reconnaître que la statue de Raphaël Donner l’emportait sur l’autre en attrait et en originalité, nous convînmes qu’en redressant le dieu incliné de la rivière et en lui donnant ainsi la position verticale, il eût pu avoir quelque légère ressemblance avec le dieu Mercure – où bien dans la perspective opposée, que si l’on inclinait cette fois le dieu Mercure jusqu’à l’accouder, il eût été presque possible qu’il se substituât au personnage de la fontaine de bronze ».(3)

 

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Cette invention tortueuse mais extraordinaire trouve son explication dans la vaste érudition de Hilda Doolittle. Elle n’est pas sans savoir que la fontaine de Vienne créée par Raphaël Donner se trouve exactement en face d’une façade baroque et qu’il existe dans sa partie supérieure une copie conforme du dieu Mercure, le dieu volant, qui semble vouloir s’élever dans les airs. En vis-à-vis, dans ce panoptique, le dieu volant et le dieu des rivières constituent la même silhouette réversible. Aussitôt, ce personnage réversible est identifié à un autre patient de Freud, un patient hollandais, J.J Van Der Leeuw, qui possédait des vastes plantations dans les Indes néerlandaises. Il s’avère que ce patient s’étendait sur le divan de Freud à une heure qui précédait la séance de Doolittle et qu’elle le croisait dans les escaliers. Lors de vacances d’été, les deux patients avaient accompagné Freud dans sa villégiature et pour des raisons d’organisation, elle avait du également « échanger et inverser » des heures de rendez-vous avec Van Der Leeuw. Si Doolittle identifie si bien le patient au dieu Mercure, c’est surtout parce qu’elle apprend de la bouche de Freud qu’il est également un brillant pilote d’avion et qu’il était connu sous le nom du « Hollandais volant », en référence au héros du Vaisseau fantôme de Wagner.

Lors d’une communication à Johannesburg, sur le trajet du retour, alors qu’il pilote son avion personnel, il s’écrase au sol.

Après une courte interruption dans son analyse, Hilda Doolittle revient à Vienne et se rend chez Freud pour lui faire part de sa consternation.
« Je suis revenue à Vienne pour vous dire combien je suis désolée – « vous êtes venue pour prendre sa place » me répondit le Professeur ».(4)

C’est à partir de ce moment précis qu’elle tire profit de toute l’ambivalence axiale du divan pour en faire une utilisation instable, contraire à toute orthodoxie, une utilisation toute « mercurienne », marquée majoritairement par ses aspects maniaques. La lecture des mémoires dont nous ne citerons qu’un court passage est à ce titre impressionnante. On y rencontre un Freud complètement déboussolé et totalement désorienté, tout comme sa patiente :

« Quant à moi, je me tourne et me voiçi assise de manière non othodoxe, droite et rigide, les pieds au sol. Le Professeur se comporte aussi de façon peu orthodoxe ; il est en train de frapper de la main, du poing sur l’appui-tête du divan démodé, rempli de crin, et qui a dû entendre plus de secrets que le confessionnal de n’importe quel Père catholique romain en vogue à l’apogée de sa carrière [....] Je me trouvais en présence d’un homme agé, redoutable, trop agé et trop détaché pour se mettre à taper de cette façon avec son poing [....] Je me glissai à nouveau sur le divan - on peut dire que je m’y faufilai. Avec la circonspection que cela exigeait, jointe au plus parfait savoir-faire, je remis en place la couverture qui était tombée au sol. Le divan était glissant, l’appui-tête raide. J’étais presque trop grande. L’eussé-je été davantage encore, mes pieds auraient touché le vieux poêle de porcelaine placé de biais dans l’angle de la pièce ».(5)

Dans ces circonstances, la reproduction du portique d’Abu Simbel semble soudainement bien désuète et compassée, car ce n’est pas seulement Doolittle qui entre en mouvement mais également les murs.

Cette appropriation personnelle de l’espace du cabinet de Freud n’est pas représentative de la culture psychanalytique et on peut rétorquer que les considérations de Doolittle ne sont rien d’autre qu’une reconstruction après-coup, quelque peu esthétisante et romancée de son expérience avec Freud. Peu importe. Elles donnent une idée du spectre des positions virtuelles et des possibilités qui s’ouvrent lorsqu’on sort des binarités dessus/ dessous, vertical/horizontal ou pouvoir/ soumission.

Le principe d’inversion et de renversement, si caractéristique des pensées du rêve, est indissociable du corps des analysants, ce qu’une approche, axée uniquement sur le primat du symbolique, semble avoir quelque peu négligé.

 

(1)- Max-Pol Fouchet, Nubie, splendeur sauvée, Lausanne, La guilde du livre, 1965.

(2)- Roland Barthes, Le Neutre, cours au Collège de France (1977-1978), Seuil Imec, 2002.

(3)- Hilda.Doolittle, [1956], Visage de Freud, Paris, Denoël, 1977, p 120.

(4)- H.D, op. cit., p 119.

(5)- H.D, op. cit., p 129-131.

 

 

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Sylviane Lecoeuvre

 

6 - Sofamensch et Sofastücke

 

Rarement un artiste du 19ème siècle n’a aussi bien étudié les différentes poses de « ce cas d’exception » constitué par le corps étendu que le Français Paul Gavarni. Dans l’œuvre de ce graphiste et chroniqueur sagace, le sofa prend la signification de l’accessoire bourgeois, sur lequel, les Parisiens de la monarchie de juillet ne connaissent ni les conventions morales, ni les règles de bienséance. On s’y allonge, on s’y retourne, on s’y vautre dans la plus grande oisiveté et corollairement le plus grand ennui, avec des femmes de petite vertu, « Les Lorettes ». Chose extraordinaire, c’est Le dictionnaire allemand des Grimm qui fixe les mots et le vocabulaire qui manquent aux artistes français pour nommer ce qui se passe informellement sur un sofa. Cette vie dépravée, illustrée par les figures de Gavarni, nous la trouvons définie sous le substantif « Lottern ». Intraduisible en français, le terme pourrait néanmoins approcher la signification de « vie de patachon ».

 

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« Lottern = tire sa signification morale d’un état physique, c’est-à-dire d’un style de vie irréfléchi qui se caractérise par la mollesse ».(1)

De la même manière, le « lotterbett » est décrit comme « un lit au rembourrage mou » qui en anticiperait une utilisation dépravée. Une consultation un peu attentive du dictionnaire permet en outre de saisir que le mot « Lungern » pour désigner la mollesse et la paresse signifie également « attendre l’occasion de satisfaire sa lubricité ».

A vrai dire, les personnages de Gavarni en ont déjà beaucoup vu et vécu pour attendre quoique ce soit d’inattendu car ils sont, pour la plupart, des professionnels de l’oisiveté et de l’ennui.

Une autre entrée est réservée à la définition « Sofamensch », mot encore couramment utilisé dans les pays germanophones, qui, sans donner aucune indication univoque de genre, désigne quelqu’un « qui aime beaucoup s’attarder sur un sofa ». Mais c’est peut-être le magnifique mot de « Sofastück », le plus étranger et le plus énigmatique pour un lecteur francophone, qui nous offre les plus belles propositions pour comprendre la complexité de l’aménagement du cabinet de Freud à Vienne, complexité qui perdra d’ailleurs bien de sa puissance dans la nouvelle résidence londonienne.

« Sofastück= tableau qui est accroché ou peut être accroché au mur au dessus d’un divan ».(2)

Toutes ces entrées sont consignées entre 1885 et 1905 par les succésseurs immédiats des frêres Grimm et Freud, qu’il s’y soit reporté où pas, les avait donc à portée de main dans sa bibliothèque.

Il serait bien hasardeux d’affirmer que Freud avait un intérêt particulier pour la littérature libertine et française. Par contre, il possédait les œuvres complètes de l’écrivain allemand Theodor Fontane, représentant du mouvement naturaliste du 19ème siècle, dont le thème de prédilection restera celui de l’adultère et de ces femmes, brisées par une société d’hommes, soumises aux conventions morales dans une Prusse dévergondée par l’argent et une noblesse tombée au rang de la bourgeoisie du « bas de laine ». En outre, Minna, la belle-sœur de Freud, partageait avec Hanns Sachs, une véritable passion pour cet écrivain du Brandebourg, simple préparateur en pharmacie, converti tardivement à la littérature.

 

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Dans le dernier et très célèbre roman de Fontane, Effi Briest, magnifiquement adapté au cinéma par Rainer Werner Fassbinder(3) en 1974, le divan est explicitement affecté aux femmes. Il devient même la plus grande métaphore de la mise en danger de ces héroïnes sujettes aux chutes. Dès les premières pages, Effi, jeune fille de 17ans, exprime à ses deux amies qu’elle « tombe au moins deux ou trois fois par jour ». Ses vêtements sont également décrits comme « chiffonnés et frippés » (zerknittert und zerknautscht).(4)

Après s’être mariée rapidement à un homme plus agé, froid, cupide et quelque peu inquiétant, le baron Instetten, elle se rend à une soirée musicale où la cantatrice Marietta Trippelli, femme aux mœurs légères et caractérisée par « un type nettement viril », s’adresse à Effi, dans les termes suivants, en lui indiquant la place d’un divan :

« Ce divan, dont la naissance remonte au moins à cinquante ans, est construit, pour ce qui est des ressorts, suivant un principe passé de mode, et quiconque se confie à lui sans ériger au préalable une montagne de coussins tombe dans l’insondable. Ou, en tout cas, assez profondément pour exposer ses genoux comme des monuments ».(5)

Dans le texte de Fontane, l’image de l’immersion est omniprésente dans des métaphores envahissantes. Le sofa présente d’ailleurs des particularités analogues au Schloon qui, dans le dialecte local de Poméranie désigne un petit cours d’eau, « parfois complètement à sec en été » lequel se transforme en hiver en Soog, soit en gouffre.

« Le vent fait affluer la mer vers le lit de la rivière, mais de telle manière, qu’il n’est pas possible de le voir. Tout cela se passe sous terre, c’est précisément cela qui est mauvais ; tout le sable de la plage est alors profondément imprégné d’eau. Et quand on veut passer par un endroit de ce genre, on s’enfonce comme dans un marécage ».(6)

Terrible présage, qui annonce l’inéluctabililité de la mort pour Effi et son amant, le major Crampas, lequel est tué en duel sept ans après la « faute originelle ». La rencontre charnelle n’est pas écrite, seulement suggérée. Abandonnée par son mari, ignorée par sa fille et rejetée par ses propres parents, Effi s’étiole et s’éteint dans sa chambre à coucher. Il n’y a pas d’autre sortie possible de cette zone informe, projetée sur le divan, que la mort.

« C’est toujours tellement mou, et on s’y enfonce tellement profondément », précise encore Jenny Treibel, une autre héroïne de Fontane.(7)

Dans la plupart des cas, les lignes douces et imprécises du sofa se heurtent aux angles droits ou aux lignes droites d’un mur, jusqu’à offenser l’œil, nous dit Edgar Allan Poe :
« Il y a quelquefois lieu d’observer un manque d’harmonie dans le caractère des diverses pièces d’ameublement, mais plus généralement dans leurs couleurs ou dans leur mode d’adaptation à leur usage naturel. Très souvent l’œil est offensé par leur arrangement antiartistique. Les lignes droites sont trop visiblement prédominantes, trop continuées sans interruption, ou rompues trop rudement par des angles droits ».(8)

Le mur derrière le divan ou en vis- à- vis reste incontestablement debout, rappelant sans cesse à la conscience le danger d’une immersion dans les abîmes. Son autorité se fait toujours remarquer en empruntant les mêmes voies de la verticalité, comme une frontière absolue où sont communiqués les codes et les conventions auxquels se heurtent les adeptes du sofa. Le choix et l’exposition ostentatoire des tableaux produisent des « Sofastücke » qui ne sont rien d’autre que la matérialisation d’une prise de pouvoir sur des corps en situation d’impuissance. Toute la littérature naturaliste et germanique du 19ème siècle abonde en descriptions précises de ces Sofastücke. Accrochés aux murs, surgissent les portraits d’époux, de pères et d’ancêtres, tous suppléants des conventions sociales les plus strictes. Dans les romans de Fontane, ce sont les portraits iconiques des ancêtres prussiens qui surplombent les sofas, témoignant non seulement de l’autorité de la famille sur les corps mais également de l’ordre national étatique. Ils rappellent au Sofamensch les codes qui enchaînent sa vie privée à la construction d’une nation.

L’immense talent de Fontane consiste à tourner en ridicule ces démonstrations de puissance. Avec une ironie féroce, il présente une galerie de portraits qui ne sont que des copies ou des lithographies de deuxième ou troisième main. Dans son roman Stine, écrit en 1890, la description qu’il donne des trois tableaux constitutifs des Sofastücke chez la veuve Pittelkow est jubilatoire :
« Deux d’entre eux, Chasse aux canards et Chapelle de Tell, n’étaient rien d’autre que de mauvaises lithographies de date récente, tandis que le troisième tableau, accroché entre les deux premiers – un portrait à l’huile immense, qui avait au moins cent ans et s’était fortement assombri au fil du temps - immortalisait un évèque polonais et lithuanien. Sarastro [le comte Halden] jurait d’ailleurs que la veuve Pittelkow descendait directement de sa lignée ».(9)

L’ensemble grotesque de cette peinture de genre exhibe moins une verticale autoritaire qu’une sorte de perpendiculaire douteuse, mais tout autant cynique et redoutable, pour des femmes entraînées vers la chute.
L’ordonnance précise de l’habitat intérieur, telle qu’elle est décrite par Fontane, reconduit le jeu des antagonismes entre le sofa et le Sofastück et les oppositions lexicales. Les héroïnes tombent, chutent ou s’éffondrent dans un environnement qui cherche à tenir debout, à s’ériger ou à surplomber les protagonistes.

Avec ce préalable, bien-sûr, grande est la tentation de jeter un coup sur le divan et les Sofastücke du Professeur Freud dans le cabinet de la Berggasse.....

 

(1)- Pour l’entrée « Lottern », Deutsches Wörterbuch von Jacob und Wilhelm Grimm, Bd. 6. Leipzig: Hirzel 1885, Sp. 1210-1214.

(2)- Pour les entrées « Sofamensch » et « Sofastück », op. cit. , Bd 10, 1. Leipzig: Hirzel 1905, Sp.1400.

(3)- Rainer Werner Fassbinder (1974) : Effi Briest (Fontane – Effi Briest oder: Viele, die eine Ahnung haben von ihren Möglichkeiten und Bedürfnisse und dennoch das herrschende System in ihrem Kopf akzeptieren durch ihre Taten und es somit festigen und durchaus bestâtigen). Effi Briest (Fontane – Effi Briest, ou un grand nombre de gens qui ont une idée de leurs propres possibilités ou besoins et qui pourtant admettent par leurs actes le système dominant dans leur tête et ainsi le renforcent et l’entérinent de bout en bout).

(4)- Theodor Fontane, [1896], Effi Briest, Paris, Gallimard, 1981, p 28-32.

(5)- Theodor Fontane, op. cit. , p 113.

(6)- Theodor Fontane, op. cit. , p 188.

(7)- Theodor Fontane, [1892], Madame Jenny Treibel, Paris, Gallimard, 1941, p30.

(8)- Edgar Allan Poe, [1840], Philosophie de l’ameublement, in Habitations de l’imaginaire, Paris, Allia, 2016, p70.

(9)- eodor Fontane, [1890], Stine, in Ders., Romane und Erzählungen, Bd. 2, hg von Helmuth Nürnberger, München. Hanser, 1985, S.721-722, non traduit en français.

 

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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

5 - Max Ernst ou la poètique d'un divan surréaliste

 

Inspirés par le divan freudien et la création d’une situation dont on présume qu’elle favorise la régression vers des formations psychiques « originelles », les surréalistes disposent d’expériences «passives » similaires. En travers de leur route, ils trouveront des groupes révolutionnaires, pour lesquels au contraire, seuls les actifs sont les véritables sujets de l’histoire. La mésentente sera totale avec le futurisme italien et son représentant emblématique, Tomasio Marinetti qui s’enflamme pour la vitesse, la performance, la nécessité de la violence et de la guerre afin, écrit-il de « débarrasser l’Italie du culte archéologique ». La guerre comme seule hygiène du monde. Dans ce mouvement futuriste, qui se veut tout autant politique qu’artistique la main de l’artiste est l’instrument le plus apte à transmettre l’élan vital qui nourrit le monde moderne. Au même titre que leurs voisins allemands du Bauhaus, quelques membres, en quantité non négligeable, répondront aux sirènes du fascisme.

L’artiste surréaliste, en revanche, ne travaille que lorsqu’il dort ou plutôt, il dort pour travailler. Robert Desnos en apporte la preuve en 1922, lors d’une mémorable rencontre avec le groupe dans l’atelier de Breton, où s’aidant de quelques expédients au risque d’une désintégration psychique dangereuse, il sombre dans les plaisirs du demi-sommeil et se met à écrire, obéissant à « un diktat magique ».

Max Ernst est certainement l’artiste qui a le plus contribué au programme du surréalisme. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut affirmer qu’il est de ceux qui cherchera, après Goya, Courbet puis Picasso, Duchamp et les dadaïstes, à réorienter l’image pour la faire basculer dans l’horizontalité. Il est en effet communément admis que l’art et plus précisément l’art pictural ou cinématographique exige le maintien vertical du corps, que ce soit dans une position debout ou assise.

Or, Max Ernst tente de démontrer qu’à chaque position du corps correspond une subjectivité artistique spécifique. Contre les évidences, la position la plus passive serait donc en mesure de produire, dans le champ de l’art, des possibilités de subjectivation, à l’encontre des représentations habituelles de la supposée grande activité créatrice du peintre. Encore faut-il trouver une technique picturale compatible avec l’inactivité, qui plus est, une inactivité de la main. Trouver le moyen de désinstrumenter la main, c’est toute la difficulté à laquelle se confronte Ernst avant de mettre au point, en 1925, une nouvelle technique dite du frottage.

Le procédé consiste, penché au dessus d’une table, à glisser, sous une feuille à dessin, différents matériaux de surface plane, comme des planches de bois ou des chutes de cuir, afin de révéler leur texture sur la feuille par un frottage régulier avec une mine particulière. Ces supports fixes mais inégaux, susceptibles d’aspérités, opposent une résistance variable à la main qui se déplace et laissent des traces différentes sur le papier.

A l’opposé du dessin traditionnel, le frottage montre que le dessin n’est pas seulement fabriqué «  sur » mais «  par » un support dur et que ce même support ne participe pas moins à la fabrication de l’image que la craie ou la mine de plomb. Le tableau délogé de son chevalet et de la verticalité n’est plus une fenêtre mais un plan de travail sur lequel toutes sortes d’expériences sont désormais possibles  comme plier, couper, orienter, retourner ou déplacer. Mais, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, les images frottées ne fabriquent pas l’œuvre d’art. Celle-ci est exclusivement le produit de l’imagination qui pénétre les textures pour y découvrir des personnages, des corps et des paysages. Les veinures du bois ou du cuir se transforment en plumage d’oiseau ou en feuillage. Dans cette nouvelle configuration, l’artiste n’est plus un créateur omnipotent mais le Voyant, le « Seher » et en particulier le Voyant fasciné par ce qu’il voit. On pourrait présenter le frottage comme une expérience qui transforme le matériau mort en apparitions, par le fait que ces apparitions sont contemplées tout en fascinant le contemplateur.(1)

 

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Max Ernst, en 1938, pousse encore plus loin la logique dans un autoportrait programmatique où il associe photographie et frottage. Il se laisse photographier, sous la forme d’un plan rapproché du visage, puis remanie le cliché par le frottage, de telle sorte que l’artiste est représenté penché en arrière et semble succomber à un sortilège au spectacle de formes naissantes. En effaçant les frontières entre fiction et réalité, ces expériences, parfois extrêmes dans leur voisinage avec l’éprouvé extatique ou hallucinatoire, ne sont pas toujours sans danger, ce que laissent présumer les regards parfois déments de Max Ernst ou André Breton. Mais, dans la mesure où les surréalistes identifient la censure intrapsychique à la morale dominante, ils peuvent croire que l’agressivité ou le sexe qui émergent parfois dans leurs visions sont des signes qui ne trompent pas, leur indiquant que l’inconscient leur «  parle ».

 

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Dans les débuts du mouvement surréaliste, lorque les poètes et les artistes officiaient encore sous la bannière du dadaïsme, Max Ersnt compose des montages, sous forme de collages et de gravures, qui se réfèrent explicitement à la violence de la première guerre mondiale. Le célèbre photocollage de 1921, Die Anatomie als Braut (L’anatomie comme jeune mariée) dévoile un genre de mannequin mécanomorphe, allongé dans ce qui ressemble à un cercueil.

 

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Le collage, içi, fait l’objet d’une photographie, que Max Ernst signe, nomme et reconnait comme œuvre finale. Le collage n’est donc qu’une maquette initiale. L’hétérogénéïté des éléments collés, de nature et d’échelles différentes, la visibilité des retouches- qui stigmatisent encore le collage- s’effacent dans la photographie finale. Le mannequin étendu et renversé est d’inspiration chiriquienne mais l’ironie de l’image- où se mêlent thématique mécanique, guerrière et érotique et iconographie religieuse classique (perspective tronquée du Christ gisant de Mantegna)- fait de l’oeuvre une pièce exemplaire de l’esprit dada. Un dernier avatar de cette mariée au tombeau se trouve également dans le grand simulacre de la Mariée « d’Etants donnés » de Marcel Duchamp. Quant à l’énigmatique cercueil, il correspond initialement à la photographie d’un cockpit d’avion militaire français, côté pilote. De cette manière, une image inquiétante se transforme en allégorie artistique qui traite de la position horizontale et simultanément du corps féminin.(2)

Les surréalistes n’élaborent pas seulement une Poetik des Liegens dans le projet de déclencher des bouleversements esthétiques et politiques. Ils se consacrent à une thématique beaucoup plus large de l’horizontalité pour « mobiliser les énergies révolutionnaires » qui se sont manifestées dans les époques précédentes. L’histoire n’est plus conçue comme une évolution linéaire mais bien plus comme une stratification des époques qui se combinent entre elles, au point que dans les œuvres d’arts, l’histoire la plus récente semble surgir du plus loin et la plus éloignée surgir de la plus proche. Une façon de penser l’histoire comme une belle endormie qui donne ses rêves à lire.

On voit bien ce que Freud et les psychanalystes auraient pu partager par une fréquentation plus régulière des artistes révolutionnaires. Malgré tous les raccords possibles entre poétique surréaliste et psychanalyse,  Freud est resté totalement sourd à ces mouvements, aussi bien aux sécessionnistes viennois qu’aux dadaïstes européens ou au Bauhaus allemand. Rétroactivement, l’histoire se révèle terriblement cruelle et cynique si on pense que quelques concepteurs du camp d’Auschwitz, comme Fritz Ertl, ne sont autres que des architectes du Bauhaus, férus d’art total et amenés, par un étrange recours à la géométrie euclidienne, à dresser des clôtures et des murs pour l’entreprise la plus funeste : tuer et détruire des corps.

Quelques soient les domaines de recherches, Freud a une culture gigantesque mais classique, notamment en matière strictement littéraire, ce que révèlent les innombrables annotations en bas de page dans ses essais et la recension de sa bibliothèque après sa mort. Comme tous les bourgeois qui ont fréquenté le lycée, il parle un allemand dont le vocabulaire et la syntaxe avaient été fixés à l’époque de Goethe. Parallèlement, le dictionnaire commencé par les frêres Grimm en 1854 et complété, dans la même veine, après la mort de Jacob Grimm en septembre 1863, est pour lui une ressource inestimable, apportant une mémoire aussi bien populaire que savante. Il s’agit non d’un dictionnaire d’usage à portée normative mais d’un dictionnaire qui retrace l’histoire de chaque mot à l’aide de nombreuses citations. On y trouve justement une dizaine d’occurrences ayant trait au sofa, d’un grand secours pour éclairer une compréhension du divan freudien.

 

(1)- Max Ernst et la technique du frottage

(2)- Cf Ludger Derenthal, Dada, die Toten und die Überlebenden des Ersten Weltkriegs, in Zeitenblicke 3 (2004), Nr 1. Lien vers le pdf

 

 

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