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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

7 - Les Sofastücke du Professeur Freud

 

A première vue, si on se penche sur les photographies d’Engelman, la verticalité semble écraser le divan de toute sa souveraineté. Ainsi, tout patient qui avait accepté les principes élémentaires d’une analyse dans le cabinet de Freud, se voyait contraint, dans une position mi-assise, mi-allongée, de se coucher aux pieds d’autorités absolument intimidantes. En effet, le mur juste au dessus du divan est occupé par un cadre de grand format, avec une vue du portique d’Abu Simbel. Quatre statues colossales, sculptées dans la roche, redressent le buste, dans une démonstration de force oppressante très bien exprimée par Max-Pol Fouchet :

 

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« Ramsès est le temple comme le temple est Ramsès. Quatre fois égal à lui-même, Ramsès II siège. Debout, il serait plus rassurant. Assis, il donne à tous ceux qui vont vers lui et l’approchent le sentiment de comparaître. Il s’instaure en tribunal composé non pas de juges divers mais d’un seul juge à l’effigie quatre fois répétée. Ainsi doué d’ubiquité ».(1)

Sur le mur opposé, de leur place respective, Freud et le patient pouvaient également contempler une lithographie, toute à la gloire d’une sommité médicale, en la personne de Jean Martin Charcot, que Freud avait rencontré à Paris en 1880 et dont les recherches sur l’hystérie allaient devenir déterminantes pour les psychanalystes. Dans ce tableau devenu célèbre, André Brouillet, reconduit avec le plus grand académisme, une géométrie de la règle et du compas.

 

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Devant les yeux du monde médical, une patiente - Blanche Wittman - s’affaisse dans les bras de l’assistant Babinski. Bien campé sur ses jambes et dans une attitude altière, Charcot donne sa leçon et se lance dans la description des symptômes qu’il a lui-même déclenchés. La posture de Blanche, à ce moment précis, est censée caractériser la léthargie, qui correspond à la première phase du Grand Hypnotisme. La léthargie est obtenue par la pression des mains sur les paupières de la patiente, dont le corps devient inerte et hypotonique. Cependant, dans cette mise en scène, un détail frappe l’œil, qui vient contrarier le tableau : le poignet crispé de Blanche, véritable hérésie...

Contrairement aux apparences, tout se joue, dans ce tableau, sur le mur du fond, derrière les spectateurs. Un plan rapproché permet de deviner qu’un tableau est accroché, accompagné de la légende : Période de contractions. Il suffit de comparer la posture de Blanche et ce qui est accroché au mur pour voir un des plus bels exemples de physiologie picturale. Ce qui est à voir sur le tableau du fond, c’est une illustration de l’arc hystérique, typique de la grande attaque, où le corps, loin de s’affaisser, s’arc-boute en arrière dans un état de crispation maximal. Un des points particuliers de la grande attaque hystérique est une crispation particulière du poignet que Blanche reproduit. Cette surtension du corps et la crispation spécifique du poignet, les médecins mobilisés en temps de guerre les connaissent parfaitement bien car elles signent également l’attaque tétanique en phase finale.

Dans le tableau de Brouillet, les médecins autour de Charcot ne prêtent aucune attention à l’invitation muette qui capte Blanche au dessus de leur tête. Ils lui tournent exactement le dos, fascinés par la supériorité scientifique qu’ils attribuent au maître parisien.

Ce qui est à retenir peut-être, c’est que le corps de Blanche, en s’affaissant, ne se dilue pas dans des formes indéterminées. Ce signe caractéristique de crispation, hérétique, nécessairement subordonné à l’image de l’arc, est sans doute à comprendre comme signe explicite de la géométrie variable fabriquée à volonté et de toute pièce à La Salpêtrière.

Malgré ce programme mural qui érige une autorité médicale sans aucune ambiguïté, il n’en reste pas moins que Freud a depuis longtemps remplacé le modèle explicatif de l’hystérie construit par Charcot par son propre modèle. L’icône paternelle a déjà été renversée et la grande scène de l’amphithéâtre a été balayée entretemps par un dispositif plus confidentiel. Ce que le mur expose, c’est, en vérité, le spectre d’une autorité médicale totalement dépassée...

Une observation attentive des clichés d’Engelman dévoile un autre réglage de l’espace et de l’ameublement qui s’affranchit totalement des antagonismes et des oppositions binaires par l’émergence d’une nouvelle zone d’incertitude. C’est effectivement l’existence du tapis oriental qui jette le trouble. Toutes les autorités exhibées sur les murs se voient savamment destituées « d’en bas ». Suivant une ligne descendante, la tenture murale entre en contact avec le divan et le divan en contact avec le sol et n’autorise plus cette grande différenciation entre verticalité et horizontalité. Sur toutes les surfaces de la pièce, tendue au mur, jetée avec des plis sur le divan, déroulée sur le sol, cette déferlente de tentures et de tapis produit un continuum qui vient chahuter une définition claire de la verticalité. Dans les plis du divan se relâche la tension des tentures murales.

Ce jeu alternatif entre tension et relâchement offre les conditions d’un état de flottement et la possibilité de créations productives. Sur le divan, entre travail et épuisement et dans une totale irrésolution, le corps étendu produit des pensées et des mots. Flotter pourrait être une façon d’habiter l’espace sans jamais se fixer à une place.

Dans ses notes semi rédigées en 1977, en préalable à son cours au Collège de France, Roland Barthes écrit simplement :

« La position la plus reposante : bain, bateau ».(2)

Il suggère rien de moins qu’une liquéfaction des contraires, ce qui pourrait nous inviter à penser la position sur le divan en terme maritime de tangage.

Parmi tous les patients de Freud, c’est le grand écrivain américain Hilda Doolittle qui viendra briser toutes les certitudes et les formules attachées communément à la position allongée et pour cette raison, ses mémoires, publiées en 1957, témoignant de sa cure réalisée avec Freud entre 1933 et 1934, restent un document précieux. Tout au long de son texte, elle construit des analogies savantes entre la position allongée et l’image d’un fleuve où d’un ruisseau. Au cours de ses associations, elle en vient à parler à Freud d’une connaissance londonienne, un jeune homme qu’elle appelle arbitrairement Monsieur Brooks (ruisseau ou fleuve en anglais).

Dans les rêves de cette femme extrêmement cultivée, à plusieurs reprises, le jeune londonien Brooks est associé à une sculpture du dieu des fleuves et des rivières, visible à la Raphaël Donner Brunnen, une fontaine très célèbre, située sur la Markplatz de Vienne. Une de ses particularités consiste dans le fait que ce dieu est représenté dans une posture pathétique, celle que Warburg fait remonter à l’antiquité ; il est en effet incliné et étendu.

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A cet endroit, Doolittle fait exploser cette image d’affliction et de tristesse. Dans un dédale luxuriant d’associations, elle parvient à renverser totalement cette formule du pathétique dans son contraire, en invoquant cette fois la pose du dieu volant Mercure, le plus rapide des dieux grecs :

« Ce fut à ce moment que j’indiquai au Professeur que le personnage incliné de la fontaine de bronze comportait certaines affinités avec le dieu Mercure debout qu’on peut voir à Bologne. En accord tous deux pour reconnaître que la statue de Raphaël Donner l’emportait sur l’autre en attrait et en originalité, nous convînmes qu’en redressant le dieu incliné de la rivière et en lui donnant ainsi la position verticale, il eût pu avoir quelque légère ressemblance avec le dieu Mercure – où bien dans la perspective opposée, que si l’on inclinait cette fois le dieu Mercure jusqu’à l’accouder, il eût été presque possible qu’il se substituât au personnage de la fontaine de bronze ».(3)

 

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Cette invention tortueuse mais extraordinaire trouve son explication dans la vaste érudition de Hilda Doolittle. Elle n’est pas sans savoir que la fontaine de Vienne créée par Raphaël Donner se trouve exactement en face d’une façade baroque et qu’il existe dans sa partie supérieure une copie conforme du dieu Mercure, le dieu volant, qui semble vouloir s’élever dans les airs. En vis-à-vis, dans ce panoptique, le dieu volant et le dieu des rivières constituent la même silhouette réversible. Aussitôt, ce personnage réversible est identifié à un autre patient de Freud, un patient hollandais, J.J Van Der Leeuw, qui possédait des vastes plantations dans les Indes néerlandaises. Il s’avère que ce patient s’étendait sur le divan de Freud à une heure qui précédait la séance de Doolittle et qu’elle le croisait dans les escaliers. Lors de vacances d’été, les deux patients avaient accompagné Freud dans sa villégiature et pour des raisons d’organisation, elle avait du également « échanger et inverser » des heures de rendez-vous avec Van Der Leeuw. Si Doolittle identifie si bien le patient au dieu Mercure, c’est surtout parce qu’elle apprend de la bouche de Freud qu’il est également un brillant pilote d’avion et qu’il était connu sous le nom du « Hollandais volant », en référence au héros du Vaisseau fantôme de Wagner.

Lors d’une communication à Johannesburg, sur le trajet du retour, alors qu’il pilote son avion personnel, il s’écrase au sol.

Après une courte interruption dans son analyse, Hilda Doolittle revient à Vienne et se rend chez Freud pour lui faire part de sa consternation.
« Je suis revenue à Vienne pour vous dire combien je suis désolée – « vous êtes venue pour prendre sa place » me répondit le Professeur ».(4)

C’est à partir de ce moment précis qu’elle tire profit de toute l’ambivalence axiale du divan pour en faire une utilisation instable, contraire à toute orthodoxie, une utilisation toute « mercurienne », marquée majoritairement par ses aspects maniaques. La lecture des mémoires dont nous ne citerons qu’un court passage est à ce titre impressionnante. On y rencontre un Freud complètement déboussolé et totalement désorienté, tout comme sa patiente :

« Quant à moi, je me tourne et me voiçi assise de manière non othodoxe, droite et rigide, les pieds au sol. Le Professeur se comporte aussi de façon peu orthodoxe ; il est en train de frapper de la main, du poing sur l’appui-tête du divan démodé, rempli de crin, et qui a dû entendre plus de secrets que le confessionnal de n’importe quel Père catholique romain en vogue à l’apogée de sa carrière [....] Je me trouvais en présence d’un homme agé, redoutable, trop agé et trop détaché pour se mettre à taper de cette façon avec son poing [....] Je me glissai à nouveau sur le divan - on peut dire que je m’y faufilai. Avec la circonspection que cela exigeait, jointe au plus parfait savoir-faire, je remis en place la couverture qui était tombée au sol. Le divan était glissant, l’appui-tête raide. J’étais presque trop grande. L’eussé-je été davantage encore, mes pieds auraient touché le vieux poêle de porcelaine placé de biais dans l’angle de la pièce ».(5)

Dans ces circonstances, la reproduction du portique d’Abu Simbel semble soudainement bien désuète et compassée, car ce n’est pas seulement Doolittle qui entre en mouvement mais également les murs.

Cette appropriation personnelle de l’espace du cabinet de Freud n’est pas représentative de la culture psychanalytique et on peut rétorquer que les considérations de Doolittle ne sont rien d’autre qu’une reconstruction après-coup, quelque peu esthétisante et romancée de son expérience avec Freud. Peu importe. Elles donnent une idée du spectre des positions virtuelles et des possibilités qui s’ouvrent lorsqu’on sort des binarités dessus/ dessous, vertical/horizontal ou pouvoir/ soumission.

Le principe d’inversion et de renversement, si caractéristique des pensées du rêve, est indissociable du corps des analysants, ce qu’une approche, axée uniquement sur le primat du symbolique, semble avoir quelque peu négligé.

 

(1)- Max-Pol Fouchet, Nubie, splendeur sauvée, Lausanne, La guilde du livre, 1965.

(2)- Roland Barthes, Le Neutre, cours au Collège de France (1977-1978), Seuil Imec, 2002.

(3)- Hilda.Doolittle, [1956], Visage de Freud, Paris, Denoël, 1977, p 120.

(4)- H.D, op. cit., p 119.

(5)- H.D, op. cit., p 129-131.

 

 

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