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Images alchimiques et poules carnibales

Mireille Lauze et Jean Rouaud

wh iConférence du Samedi 21 mai 2016,

à L'Entrepôt 7 & 9 rue Francis de Pressensé Paris 75014

Nous sommes des paquets d’images plantés de signes et traversés de fibres d’univers, disait Gilles Deleuze.
C’est ce qu’enregistre ET invente le cinéma.
Styliser, intensifier la vérité, devenir visionnaire, c’est pratiquer une alchimie entre la capacité d’enregistrement du cinéma et sa puissance d’invention.
Il arrive qu’un cinématographe prenne comme appareils la magie, le rêve, l’extase, l’épuisement physique... surgissent alors des visions, des rencontres, des existences, qui n’entrent pas dans nos habituelles catégories.
Car les images alchimiques, en faisant se heurter des matériaux hétérodoxes, transforment l’étanchéité des frontières en un tremblement poétique qui pourrait faire tenir un monde qui part en morceaux.
Il faut voir et accueillir ce changement de point de vue, juste accepter de ne pas avoir les bonnes lunettes qui corrigeraient l’image.
Et prendre le risque du secret et de la solitude.


S o u s  l e s  a u v e n t s  e n  t ô l e ,

S ’ e s t  a c c r o u p i e  l a  s o l i t u d e ,

P r ê t e  à  b o n d i r .

 ◊◊◊◊◊◊

Version web  décembre 2016

 

Faire le point sur l’œuvre de Werner Herzog (soixante films courts et longs et deux livres en une cinquantaine d’années) est pratiquement impossible, et la parcourir met à l’épreuve de l’adage deleuzien « faire la ligne, pas le point ».
Nous pouvons croire un court instant avoir trouvé le bout d’un fil qu’il serait possible d’enrouler en pelote bien serrée, mais le fil échappe des mains et file ailleurs où s’en déroulent d’autres avec lesquels il s’emmêle...

Quelqu’un a parlé de la filmographie-rhizome, de Werner Herzog, lui dit qu’aucun de ses films n’est fermé sur lui-même, qu’ils s’imbriquent, qu’un fragment de l’un se retrouve dans un autre, articulé autrement...qu’il aimerait les monter les uns à la suite des autres pour n’en faire qu’un seul. Et nous pouvons imaginer que ce film-fleuve tournerait en boucle, et que nous pourrions en débuter et en finir la vision au hasard...

Dans les films de Werner Herzog il n’y a pas de point final, ce point de mutilation des possibles qui ponctue la fermeture.
« Je reste ouvert, je change, je vis, et la vie reste dans mes films... mon style ne se change pas en rictus... »
Où un rictus serait comme le point final d’un visage...

Un des plus beaux derniers plans d’un film de Werner Herzog est celui de Cœur de verre qui ouvre sur la mer océane où nul chemin n’est tracé, vers un ailleurs dont on ne sait s’il sera chemin de retour, bord du gouffre, terre nouvelle, ou la mer toujours recommencée...

Mais l’impossibilité de faire le point trouble et inquiète, et plusieurs commentateurs du cinéma herzogien ont voulu l’expliquer dans leur propre territoire théorique : mystique rhénane, romantisme allemand, anthropologie, principe de l’attraction, fascisme ...
ON l’a accusé d’être un irresponsable apolitique parce qu’en 1970, il ne représente pas la réussite de la Révolution mais fait « les nains aussi ont commencé petits » où la révolte est une anarchie cannibale en transe, une cruauté au comique grinçant pour ne conquérir que de l’inutile.
« On rit en se mordant la langue, l’estomac noué » dit Werner Herzog.

La seule fois qu’il aborde le nazisme c’est dans « Invincible » (2001) où un petit magicien imposteur glorifie Hitler face à un géant naïf dont les prophéties de l’horreur qui vient ne seront pas entendues. Le géant en mourra mais reste invincible dans une légende juive.

Werner Herzog tente de récuser tous ces estampillages « j’ai beau le piétiner, c’est un feu que je n’arriverai pas à éteindre. »
Il voit dans ces volontés de repérer les références qui l’auraient influencé la manie des critiques à expliquer pour s’orienter, pour ne pas errer dans des expériences émotionnelles qui les traversent.

Il faut saisir son geste : lancer une passerelle par-dessus l’abîme nazi qui a englouti les forces antérieures et, de la rive de ces temps lointains, reprendre et rendre à sa vitalité profane ce qui avait été emporté dans les noirs tourbillons : la puissance, le sublime, la démesure... non pour les restaurer mais pour se réapproprier une culture confisquée et lui emprunter quelques traits pour intensifier la vision du présent.

Pour, finalement, en faire la matière de comédies de la puissance / impuissance.

Et par ce même geste faire exister des infirmes, des idiots, des rescapés, des enfants perdus, des animaux bafoués, des sans-voix et des sans-défenses,
et leur offrir un monde, au moins le temps d’un film.

 

Comment faire attention à ce que dit Werner Herzog : je refuse les étiquettes, mes films ont besoin d’un espace beaucoup plus grand...
Son espace cinématographique se construit avec un questionnement physique et non impérial des frontières.

Il dit « sous certaines constellations de mon existence je suis parti à pied. »

Ainsi, à 14 ans il a marché sur les frontières de l’Albanie qui était alors « une tâche blanche sur la carte », dans les années 60 il a marché de l’Egypte au sud du Soudan vers les frontières du Congo pour comprendre comment ce pays sombrait dans la pire barbarie comme l’Allemagne quelques années auparavant, dans les années 80 il a marché « sur les lignes sinueuses de toutes les frontières » de l’Allemagne que le mur déchirait encore,
« parce que seuls les poètes peuvent faire tenir un pays en morceaux, un pays qui n’a plus de cœur »...

Ces marches sont restées inachevées, interrompues en chemin par la maladie, au bord de l’épuisement et de l’extrême vulnérabilité. Les traces de ces épuisements et vulnérabilités Werner Herzog les articule, pour ses films, en des images non pas représentatives mais alchimiques, c'est-à-dire non pas réalistes mais transformantes, en ce qu’elles entament les parois qui cloisonnent les matières.

 

« Mon cinéma est toujours un cinéma à pied », les images naissent de l’expérience physique de la marche.

Marcher 400 kilomètres, c’est une des clés de sa Rogue Film School, école pirate de cinéma, ou école de cinéma pirate. Lui qui n’a fréquenté aucune école de cinéma, qui a travaillé comme soudeur pour financer ses premiers films, qui est son propre producteur, a créé cette école itinérante en 2010. On y lit la poésie, on y apprend l’art de crocheter les serrures, l’euphorie de se faire tirer dessus et d’être raté, l’importance de savoir traire les vaches, la confection de ses propres permis de tournage, la neutralisation de la bureaucratie, les pratiques de guérilla...en bref : trouver comment garder « une énergie criminelle » dit-il.
Y sont interdit : les cours de yoga, les valeurs nutritives des tisanes, les découvertes de ses limites et l’épanouissement intérieur...

Il est une marche qui devait aboutir, la marche chamanique entre Munich et Paris, l’hiver 1974, parce qu’elle devait sauver d’une issue mortelle son amie Lotte Eisner en proie à la maladie.
« Elle ne mourra pas, je ne le permettrai pas », alors il a « marché, marché, marché, marché » parce qu’elle « ne mourra pas si je vais vers elle à pied. Non, elle ne mourra pas maintenant parce qu’elle ne mourra pas. Mes pas se font pesants ».

Il a marché dans la solitude et le mutisme,

Le corbeau était encore là, inerte, grelottant, solitaire et calme, plongé dans ses pensées de corbeau. Alors, un sentiment de fraternité est monté en moi et la solitude a envahi mon cœur.

Mais il est visionnaire, ouvert aux vibrations de l’air chargé de vent, de pluie et de neige, à la brulure de la plante des pieds dans les plis de la terre, à toutes les présences qui peuplent le paysage. Qu’elles existent ou pas là où elle sont vues, elles sont là, dans l’attente d’une vision qui les fera exister.

 

Les mirages dans le désert et les visions de la marche sont les intensités optiques de ces mondes étranges qui sont à notre portée. Nous les percevons mal quand nous ne voulons pas croire nos yeux.

Ai longuement pénétré du regard les flocons qui tombaient. J’y ai vu une ribambelle de bonnes sœurs et de collégiens s’effleurant aux épaules et aux hanches, incarnation ostensible de l’ouverture d’esprit des religieuses de notre temps. Cette gaité et ce libertinage paraissaient terriblement voulus et avaient un relent de tartufferie. Une des bonnes sœurs, à la robe très décolletée dans le dos, portait un tatouage d’aigle déployé d’une omoplate à l’autre. Puis, j’ai vu Wolfgang, de dos, dans l’Amalienstrasse. Je l’ai reconnu tout de suite. Il pensait avec une telle intensité qu’il ponctuait sa réflexion de grands gestes, comme s’il parlait. Il a disparu dans une multitude de flocons, alors que, sortant d’une maison fermée, il venait à ma rencontre.

« Je ne tiendrais tout cela pour vrai que si c’était un film. »

Gilles Deleuze écrit : « Toute œuvre est un trajet, mais elle ne parcourt tel ou tel chemin extérieur qu’en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui la composent, qui en constituent le paysage...»

La marche chamanique « sur le chemin des glaces » est devenue un livre erratique qui suit les traces du « frémissement des images qui se réveillent ». Ces derniers mots ont été écrits par Robert Bresson, que rien ne rapproche de Herzog, sinon le cinéma, mais que nous juxtaposons, suivant Werner Herzog dans ses expérimentations de heurts entre des choses totalement étrangères les unes aux autres.

Dans ces entrechocs, des particules se mélangent à la lisière, et il faut voir le mélange sans l’écraser sous des coupes classificatoires.
Alors s’actualisera peut-être une nouvelle matière...encore de l’alchimie. Que Bresson devait voir dans les images de cinéma, lui qui écrivait « traduire le vent invisible par l’eau qu’il sculpte en passant ». Et aussi « il n’y a pas d’art sans transformation ».

 

Lotte a été transformée au terme de la marche, elle a été guérie. Quelques années après elle lui demandera de lever le sort qu’il lui avait jeté, et il le fera, parce que c’était le bon moment, elle mourra quelques jours plus tard.

Werner aussi a été transformé :

Ensemble, lui dis-je, nous ferons cuire un feu et nous arrêterons les poissons. Alors elle me regarda avec un fin sourire et, comme elle savait que j’étais de ceux qui marchent, et, partant, sans défense, elle m’a compris. Pendant un bref instant tout de finesse, quelque chose de doux traversa mon corps exténué. Je lui dis : ouvrez la fenêtre, depuis quelques jours je sais voler.

Voler est son rêve inébranlable, il en fait parfois le rêve de l’autre, il en cherche et enregistre les traces d’un film à l’autre, que ceux qui volent soient avions, oiseaux, dirigeables, ou sauteur en skis...

 

En « réalité » Fini Straubinger, sourde et aveugle depuis l’adolescence, n’a jamais vu de saut en ski, Werner Herzog a perçu sa solitude, et pour lui c’était la meilleure image pour la montrer. Cette solitude du vol, elle l’a senti quand il le lui a raconté en alphabet tactile dans le creux de sa main

Le vol suspend le corps dans une intense solitude et immobilise le temps qui frôle une « zone de mort ».
C’est le vol et la poésie qui font de l’extase et du sublime des choses profanes. Mais même si le souhait serait que « cette puissance, qui ne réalise rien, ne retombe pas », le vol contient l’épuisement de la chute.

Ah ! que la route est dure avec ce vent qui m’assène une neige brulante en plein visage ! que de côtes à monter ! Mais, même en descente, tout me fait mal. Je vole à ski. Autour de moi, les spectateurs sont une forêt figée comme des statues de sel, la forêt est bouche-bée. Je vole, je vole, sans m’arrêter. Les arbres crient : « mais pourquoi ne s’arrête-t-il pas ? ». Et moi, je pense : mieux vaut voler pour qu’ils ne s’aperçoivent pas que mes jambes sont si endolories, si raides, qu’elles s’effriteront comme plâtre à l’atterrissage. Surtout, n’en rien laisser paraître, et continuer de voler...

Gilles Deleuze : « et tout le sublime se retrouve du côté du petit, du sans-défense (...) Herzog aura montré que les gros pieds de l’albatros et ses grandes ailes blanches étaient la même chose. »

 

La marche et le vol laissent sur le sol et dans l’air les traces d’un chemin qui ne leur préexistait pas.

Il faudrait, pour Werner Herzog, sortir des oubliettes ce vieux mot presque inusité de cinémato-graphe car c’est bien d’inscrire, d’enregistrer, de graver, la mémoire des traces humaines et non-humaines, pour le présent et pour le futur, dont il s’agit.
Que ces traces soient visibles ou non, durables ou éphémères, visuelles ou sonores, qu’elles s’écrivent sur l’air, la pierre, la peau, la terre ou dans une grotte, qu’elles soient traces de la présence ou de l’absence de l’humain.

La caméra de Werner Herzog accueille toute variation de mouvements, ce qui est la fonction d’un cinématographe...

 

Film de cinémato-graphe...
Graphe...il en est un qui nous importe... le graphe... de Rainer Maria Rilke :

Et parfois un oiseau s’effraie
et trace
volant au ras de nos regards jusques très loin
le graphe de son cri esseulé.

Ce sont ces visions de poète que saisit parfois, au détour d’un fleuve, d’un chemin, d’un geste, l’homme qui marche avec la caméra, l’homme qui vole seul jusqu’au bout de la terre, jusqu’où le chemin s’efface.

La graphie du vol de l’oiseau dans le ciel compose avec celle des pas de l’alpiniste sur la roche.
Dans Gasherbrum, Reinhold Messner, après l’ascension de deux 8000 mètres en une seule fois, face à la caméra, raconte « j’ai parfois l’impression de pouvoir dessiner sur ces parois, comme la maîtresse qui écrit et dessine au tableau. J’écris sur ces parois immenses mais je ne trace pas seulement des lignes de pensée, je vis ces lignes. Ces lignes sont bien présentes même si moi seul je les vois et les sens parce que je les ai vécues et que les autres ne les verront jamais. »

 

Ce film, Gasherbrum, n’avait pas été prévu sous cette forme, Werner Herzog pensait à un film de fiction dans ces montagnes avec KK, mais « je ne voulais pas me lancer dans la conception d’une fiction sans avoir préalablement une expérience pratique de ces montagnes ».

Son cinéma ne peut pas être dissocié de cette expérience physique, et ne vaut qu’avec elle.

Il ne peut tourner un film que s’il a eu un « sentiment tactile, corporel, physique » avec ce qui va s’inscrire sur la pellicule. Il faut cet éprouvé pour que l’incarnation passe dans les images qui ainsi sont arrachées au flux des clichés usés.
Nous nous sommes habitués aux clichés et à la pauvreté de nos perceptions de ce monde plus grand que nous, « trop grand pour nous ». Là où ne le ramenons à nos petites constructions éclairées et raisonnables, lui cherche physiquement dans les plis et les replis des matières où est enfoui le démesuré.

Soudain, une immense carrière rouge. Vu d’en haut, c’est un cratère au fond duquel gît, dans une eau rougeâtre, une excavatrice inutile, qui rouille. A côté, rouillant, un camion. Personne, pas âme qui vive, silence oppressant. Mais, chose étrange, au milieu de tout cela brûle un feu, allumé au pétrole. Il tremblote, feu fantôme, vent. En bas, dans la plaine orangée, je vois les stries de la pluie et l’effondrement du monde flamboyer dans le ciel. Un chemin de fer court à travers le pays, et traverse les montagnes. Les roues flamboient. Un wagon prend feu. Le train s’arrête, on essaie de l’éteindre, mais on ne peut plus. On décide de poursuivre vite, plus loin. Le train repart, il repart tout droit dans le sombre cosmos. Dans l’obscurité profonde de l’univers flamboient les roues, flamboie l’unique wagon. D’incroyables effondrements d’étoiles se produisent, des mondes entiers s’écroulent sur eux-mêmes, à partir d’un point unique. La lumière ne peut plus s’évader, même l’obscurité la plus profonde devrait ici être lumière, et le silence, rugissement. L’univers est rempli de néant, c’est le vide béant le plus noir. Des voies-lactées s’épaississent en non-étoiles. Une félicité se déploie, et de cette félicité nait une non-chose. Telle est la situation.

 

Tel est le sublime chez Werner Herzog, cette illumination qui excède le cadre normé des représentations et des perceptions, cette force qui fend l’image pour laisser entrevoir l’inimaginable, ce frôlement de l’immense et du minuscule, de la splendeur et du monstrueux.

Ecoutons encore Werner Herzog pour sortir de nos ornières :
« Je dois traiter Kant avec la prudence nécessaire parce que ses affirmations sur le sublime sont si abstraites qu’elles sont restées extérieures à mon travail. ».

Celui qui lui apparaît comme un « bon ami » c’est Dyonisius Longin (1er siècle après JC), dont il retient, simplement en qualité de quelqu’un qui a à faire avec le cinéma, deux idées :
1 - le sublime amène à un sentiment d’égarement, un état de suspension, alors que le discours convaincant cherche la persuasion
2 - le sublime est révélé dans une illumination, un éclair qui jaillit soudain, un état extatique.

Pour un alchimiste « sublimer » c’est s’arracher à la pesanteur sans se dissoudre dans l’air, c’est la transformation d’un solide en vapeur et inversement, sans passage par un état liquide.

Transformations que Werner Herzog recherche dans les états des corps captés par la caméra.

 

Les connexions entre les éprouvés physiques et son cinéma, Werner Herzog ne se les réserve pas, il les fait vivre aux vivants qu’il filme, pour que l’image s’imprègne des tremblements d’un corps, de l’épuisement d’un visage, des vacillations d’une posture sous la tension des muscles, d’un boitement claudiquant.

Pour le « documentaire » « Petit Dieter doit voler » (1997) il filme la remise en jeu physique du trajet de Dieter prisonnier dans la jungle laotienne en 1966.

 

Il y a aussi les corps qu’il hypnotise dans « Cœur de verre », pour que leurs mouvements soient « fluides, presque flottants », pour saisir « l’invouloir » du geste somnambulique.

Et il y a les nains qu’il soutient jusqu’à la transe, pour qu’ils ne retiennent pas leur jubilation cruelle.
Mais si « les nains aussi ont commencé petits » est un « rêve fiévreux », c’est parce qu’il porte trace des épreuves que Werner Herzog vient de traverser en Afrique où il trouvait les images de Fata Morgana. Il y a été jeté en prison, a vu des hommes torturés, et un autre laissé mort plusieurs jours dans sa cellule, il a été malade, secoué par la fièvre... « Ce n’était plus du tout le moment de parler avec douceur.. »

Pour « Bad lieutenant, escale à la nouvelle Orléans », (2010), il pousse Nicolas Cage et son corps boiteux de flic camé dans « la joie pure de faire le mal ».

Pour Werner Herzog aucune de ces transformations des corps n’est « surnaturelle », elles sont des états que nous n’expérimentons pas, l’« au-delà » d’un corps dont nous nous contentons.

Dans ce jeu physique, la caméra est faite partenaire.
« Une caméra sur pieds est toujours sans pitié », et l’image est alors « fixe, stable, morte ».
Mais si elle est « tenue à l’épaule, même aussi immobile que si elle était fixée sur un pied, son porteur doit respirer, et la caméra respire avec lui, et cela a quelque chose de la dignité humaine ».

Les images alors respirent et pulsent.

La caméra détecte l’endroit où l’image inattendue surgit, comme dans « les nains » où le tournage de la fiction est suspendu quand la caméra voit les poules cannibales.
Werner Herzog la prend parfois lui-même, quand il sent qu’il est le seul à voir la vision qui a surgi.

 

Pour lui c’est au tournage que le rythme du film s’établit, et non au montage.

Tourner pour Werner Herzog c’est se retourner sur le dehors,
se « laisser emporter par le courant d’un fleuve sans savoir ce qui attend au tournant »,
capter les signes mystérieux et imprévus, les visions inattendues.
Et voir, au fil de ces rencontres, le film se transformer.

Ensuite, « le matériau filmique vit à sa table de montage sa vie propre, et il ne faut pas le forcer à entrer dans un monde qui ne serait pas adéquat ».

La pire humiliation, la pire cruauté, serait de fracasser l’énergie sauvage de l’image
et la réduire à un cliché domestique
bien enfermé derrière les barreaux.

 

Werner Herzog, lui, ne se résigne pas, et même quand ses films ne sont pas distribués en salle, quand il disparaît des médias, il continue de marcher sur la terre, vers ses habitants et ses paysages, prêt à aller partout sans esquiver les risques.
Il ne veut pas non plus de cette autre étiquette, que toujours on lui colle, d’intrépide, de risque-tout, de provoque-la-mort. Les risques, il les prend mais il sait la limite du danger. Si le danger surgit, il réagit et fait face, au cas par cas.

Mais cet engagement du corps dans l’image se niche parfois au bout des doigts, comme dans « pays du silence et de l’obscurité », et se présentent alors à la vue « des images purement tactiles qui caractérisent la situation des êtres sans défense » écrit G. Deleuze.
Il cite Emmanuel Carrère qui a trouvé dans les films de Werner Herzog cette ouverture à la dimension tactile des images.
« Werner Herzog nous montre l’intimité profonde entre la chair et la matière », quand la main renonce à prendre et à faire pour agir le toucher qui fait exister la force des choses.

 

Et c’est aussi, enfin, par l’enregistrement en son direct des voix, de leurs rythmes, de leurs accents, que Werner Herzog ancre le physique dans les images et inversement.
Hervé Aubron note que les paroles dans le cinéma herzogien combinent les voix des chamanes et celles de l’ordinateur, le psalmodique et le machinal. Elles se disent parfois en plusieurs langues dans un seul plan.

La langue est un des soucis de Werner Herzog. Il a le projet à long terme, qui devrait être collectif, de filmer les derniers parleurs de toutes les langues en voie de disparition. Chaque langue est un dispositif de vision, et la disparition d’une langue entraine un appauvrissement des mondes.

 

Et c’est dans ses mises en scène d’opéras, lui qui ne sait pas lire une partition et n’a jamais été spectateur d’opéra, qu’il saisit la fragilité de la voix :
« J’ai compris qu'une voix était comme un acrobate: le risque est permanent, et la chute, sans appel. »

Mais, « la chute vers l’avant je la transforme en marche », et, comme le vol contient la chute, la chute contient l’envol.

Dans le cinéma de Werner Herzog, le temps est circulaire, et ce mouvement infléchit la ligne droite du temps marchand et utilitaire, seulement orienté par la course du progrès
C’est une façon de résister au désenchantement du monde.

Werner Herzog mélange dans un même film ses images actuelles, celles de ses films précédents, celles prises par d’autres, des images d’archives, sans faire de distinction entre elles.
Cette juxtaposition d’images de temps hétérogènes instaure des temporalités libérées du carcan de l’histoire et de la chronologie.

Ce qu’il fait aussi avec les musiques.

 

Emmanuel Carrère écrit « sa réceptivité à l’univers des sons est violente et immédiate ». Peu lui importe les ancrages temporels et culturels des musiques.
Il prend celles qui le prennent dans le corps, il pourrait dire comme Kaspar Hauser « ça me sent fort dans la poitrine. La musique me sent fort dans la poitrine ».
Il mêle la médiévale, la classique, la populaire, le blues, la pop, celle des rites religieux et celle des chansons d’amour des cinq continents.

Il arrive qu’à la vision des images s’impose une musique en décalage radical, tant spatial que temporel et culturel. L’exemple le plus criant de cette juxtaposition de musique et d’image que tout sépare est dans le film Wodaabe, de 1989.

 

Nous, spectateurs, ne sommes ni dans le monde de Werner Herzog, ni dans celui des Wodaabe, mais nous actualisons un entre ces deux mondes en faisant exister une vision nouvelle. Vision qui peut provoquer un malaise car elle fait perdre pied, dérobant le sol de nos habitudes. Pour Werner Herzog, c’est par cette expérience du sublime que le spectateur peut accomplir un acte créatif, poétique.

« Ne cours pas après la poésie, elle pénètre toute seule par les jointures » écrivait Robert Bresson.

Herzog : « Un réalisateur de films ethnographiques n’oserait jamais faire une chose pareille, mais moi, en tant que cinéaste, je le fais. Ce n’est pas un documentaire sur une tribu d’Afrique, c’est une histoire de beauté et de désir. La musique me transporte en dehors de ce que j’appelle la vérité des comptables ».

Voilà posée par Werner Herzog la radicale remise en question, dans son cinéma, du cloisonnement entre fiction et documentaire. « J’ai arrêté de me poser la question de leur catégorisation ».

Dans les « fictions » l’ancrage physique du film documente les états des corps en prise avec les éléments du monde. Dans les « documentaires », il inclut des mises en scène, des images de rêves soufflées aux personnages rencontrés, sa présence par la voix-off. Ce ne sont pas des descriptions de la réalité mais des constructions poétiques.

 

Les fictions contiennent des histoires, les documentaires contiennent des faits, mais ni les uns ni les autres ne sont des éléments décisifs.
Finalement, ce qu’il dit de Fata Morgana pourrait valoir pour tout son cinéma : ce sont « simplement des films », des « collages chamaniques d’images, de textes, et de musiques ».

Il crochète la serrure qui tient fermée la porte entre documentaire et fiction en partant en quête, sur les cinq continents, de ce qu’il nomme vérité poétique, vérité intensifiée, vérité extatique. Prenant le mot « extase » à Longin, encore, « sortie hors de soi dans un état de suspension ».

Mais attention, « vérité est un concept que j’envisage avec beaucoup de prudence », dit-il.

Une vérité extatique c’est « quelque chose dont le cinéma peut nous offrir l’expérience en de rares occasions. Ça n’arrive pas très souvent, ça arrive en poésie... c’est mystérieux, fugace, insaisissable ».
C’est « le sentiment bref de l’impossible et fragile mesure humaine » disent Burdeau et Aubron.

Herzog rejette le cinéma-vérité car ce cinéma n’accède qu’à la vérité des comptables, une vérité calculée.
Les comptables pensent posséder et maîtriser le bon outil raisonnable pour chiffrer la réalité.

« Reconnaître un faux contribue peut-être au triomphe de l’énumérable, mais à rien d’autre. Je ne suis pas un comptable de la réalité ».
Le cinéma-vérité énumère des faits, « or les faits n’illuminent pas, ils créent des normes ».

Il écrit cela dans sa « déclaration du Minnesota », en 1999, année de son film « Leçons de ténèbres » qui lui a valu menaces et crachats à Berlin.
Il a tourné ces images de puits de pétrole en feu au Koweït parce que la télévision ne diffusait en boucle que des images usées qui niaient la dimension cosmique de ce crime contre la Création. L’esthétisation extrême du désastre, les musiques grandiloquentes, peuvent irriter, mais pour Werner Herzog le problème taraudant de la création, recréation, et destruction du monde ne peut pas être déplié par des comptables.
« Leçons de ténèbres » est un requiem actuel pour une terre mourante.

En 1984, déjà, il disait dans « Tokyo Ga », film de Wim Wenders, qu’il nous faut des images nouvelles, adéquates à nos présents, car nous n’avons presque plus d’images, que des clichés usés qui anesthésient notre « récalcitrance imaginative ».
Si les films de Werner Herzog sont pour nous essentiels, ce n’est pas parce qu’ils seraient des représentations des grands problèmes de notre société contemporaine.
Ni jugement, ni dénonciation, ni explication, ni indignation, ils sont des éclats de résistance au gavage-lavage de nos cerveaux, à l’encombrement, à l’accumulation des objets, du savoir, des images...
Ses films sont des objecteurs à ces images qui endorment nos rêves.

 

 

Herzog nous contamine, comme dans ses films nous allons inclure une vision qui s’est emparée de nous. Un été, nous avions roulé en vélo pendant des kilomètres sur un plateau d’herbes sèches dans les Bardenas, en Espagne. A la seconde où nous sommes arrivés sur le bord du plateau a surgi la vision d’un lac aux eaux d’un vert pâle au milieu d’un infini de roches blanches et lunaires. L’image s’est élevée vers nous puis est retournée se stabiliser dans le monde, en gardant trace de la vision fugace.

Nous avions saisi une « présence spéciale », autant que nous avions été saisis par elle.
Pour Etienne Souriau une « présence spéciale » est un être virtuel dont on ne peut pas affirmer s’il est ou n’est pas. Il doit trouver quelqu’un qui le fait exister, qui rend plus réelle son existence fragile et évanescente. Mais « faire exister et exister participent d’un même processus ».

Dans son article « Étienne Souriau : une philosophie des existences moindres », David Lapoujade rapporte une scène racontée par Souriau :
Un enfant « avait disposé soigneusement, longuement, divers objets sur la table de sa mère, d’une façon qu’il pensait jolie, pour faire « très plaisir » à celle-ci. La mère vient. Tranquille, distraite, elle prend un de ces objets dont elle a besoin, en remet un autre à sa place ordinaire, défait tout. Et quand les explications désespérées qui suivent les sanglots refoulés de l’enfant lui révèlent l’étendue de sa méprise, elle s’écrit, désolée : ah, mon pauvre petit, je n’avais pas vu que c’était quelque chose. »
David Lapoujade commente : « ce qu’elle ne voit pas c’est le mode d’existence des objets sous le point de vue de l’enfant ».

 

Nous aurions pu ne pas voir le mode d’existence du lac, qui « n’existe que d’apparaître un bref instant », et nous aurions vu alors une carte postale.
Ce que ne sont jamais les paysages dans les films de Werner Herzog. Ni carte postale, ni décor, ni arrière-plan, mais des lieux mystérieux où se rencontrent « ce que nous cherchons et ce qui nous cherche ».

La chaleur invisible fait trembler l’image, le brouillard estompe les contours, les nuages coulent comme de l’eau, le ciel est indiscernable de la terre, « la nuée est à la fois solide et aérienne, tout se dilue » et se grave pourtant dans la mémoire comme autant d’images qui « marquent ».

 

En 2012, à la Whitney Biennial de New-York, Herzog expose sa première installation. Ironique, lui qui se demande comment les « artistes » peuvent laisser être l’art ce qu’il est devenu, impose dans cette grand-messe de l’art contemporain un peintre-graveur hollandais du XVIIème siècle, Hercules Segers. Il intitule son installation « ouï-dire de l’âme »...

« Les paysages de Segers sont des états de l’âme pleins d’angoisse, de désolation, de solitude... ils créent une illumination à l’intérieur de nous, des visions extatiques. »

Aux paysages, il leur « prête une âme », Souriau aurait peut-être dit cela pour Herzog.
Prêter une âme, c’est « ne pas voir ce qu’il y a mais voir autre chose dont il faut guetter la trace ».

 

Créer c’est témoigner des « existences moindres ». Il ne faut pas douter d’elles car c’est mettre en cause leur droit d’exister.

Serge Daney a écrit : « l’art de Werner Herzog relève de la magie dans la mesure où il semble être le seul cinéaste capable de communiquer avec des être décalés, de les mettre en scène au vrai sens du terme, sans risquer de leur faire perdre leur identité. »
Il faut mettre un bémol à ce que dit Daney, pour Herzog aucun être n’est « décalé », chacun est le centre d’un milieu qu’il construit, habite, affronte... Il arpente la planète pour voir et montrer comment chacun se débrouille avec ce problème, qui est aussi le sien. Comment chacun hérite de ce qui lui a été légué.

Ces « êtres décalés », que nous dirions « mineurs », sont toujours exclus du collectif, soit parce qu’ils sont réellement foutus dehors, soit parce que l’on ne fait pas attention à leur point de vue sur l’existence des « présences spéciales », que l’on ne prend pas soin de leurs visions....

 

Ce rapport magique aux autres ne passe pas par la compréhension. Aubron rappelle, dans l’émission « Mauvais genre » de François Angelier sur Werner Herzog, que Deleuze disait « comprendre l’autre, c’est le danger », encore un danger que sait Herzog. Il ne cache jamais la faille ouverte entre deux humains, il tente de voir ce qui y passe. Pas de compréhension mais des chocs de rêves et des articulations d’images.

Werner Herzog répète à longueur d’entretien qu’il ne rêve jamais la nuit, et que c’est certainement sa faim de rêves éprouvée le matin qui le pousse à faire des films. Il ne fait pas de rêves nocturnes mais des rêves éveillés qu’il demande à ses personnages de porter, et dont il trouve les images dans le monde.

 

Pour le film « au pays où rêvent les fourmis vertes » tourné en Australie en 1984, il précise qu’il n’y a aucune prétention de compréhension mutuelle entre lui et les aborigènes mais que chacun a ses propres rêves, et que c’est cela qui nous unit.
« Le film ne représente pas leurs rêves mais les miens » dit-il, et un aborigène répond « nous ne vous comprenons pas non plus, mais nous voyons que, comme nous, vous avez vos propres rêves ».
L’énergie criminelle à sauvegarder, sur le chemin des rêves des uns et sur le chemin des glaces de l’autre, c’est de se battre pour garder, chacun, ses visions en vie.

« Chacun témoigne pour l’âme de l’autre, (...) car une âme n’existe jamais seule, elle existe d’en faire exister d’autres ».

Ces « présences spéciales » que fait exister Werner Herzog font exister ses films dont des images instaurent à leur tour celles qui, en nous, n’étaient que virtualités. Voir un film de Werner Herzog c’est soudain, au détour d’un plan, ressentir confusément qu’il actualise « quelque chose » qui était mis au secret. Se dire « il se passe quelque chose », parce que ses articulations opèrent « un renversement de point de vue » sur ces choses inabouties qui nous peuplent.

« Il y a des choses très fortes en moi qui s’articulent comme mes films. Elles sont comme mes films, mais ce ne sont pas des films sur moi. Il ne s’agit pas de ma propre forme d’existence, elle doit aussi être en vous... sinon vous ne regarderiez pas mes films »....

Mais il ne s’agit pas de mettre à la lumière la zone obscure où naissent les images.

Pour Fata Morgana, il a dit « ce film était si fragile, si proche de ce que je ressentais profondément, que je n’osais pas le montrer ».
En 1964 il a tourné « Jeu dans le sable » qu’il ne montrera jamais, « film problématique sur un problème non résolu... Il s’agissait de quatre enfants jouant à tuer un coq... Ils sont devenus effectivement violents et sanguinaires... on n’aurait pas du tourner ce film... ».

 

Certaines forces, certains démons, certaines déraisons, qui habitent nos ténèbres ne doivent être ni éclairés ni contrôlés, mais articulés avec d’autres images rencontrées au dehors.

Werner Herzog dit utiliser souvent une métaphore : « si vous vivez dans un appartement dont tous les recoins, jusqu’au dernier, sont illuminés, cet appartement devient inhabitable. Les êtres humains qui exposent à la lumière les recoins les plus sombres de leur âme deviennent des êtres humains inhabitables. »

Il rejoindrait par ce « noir » la passion du romantisme pour les ténèbres, qui « n’est pas passion morbide de la disparition, mais combat contre l’excès de lumière aveuglante, réponse au trop de contrôle et d’éclairage ».

Alors oui, ajouterait Gilles Deleuze, « l’important sera peut-être de créer des vacuoles de non-communication, des interrupteurs pour échapper au contrôle ».

Les images de Werner Herzog échappent au radar, qui n’enregistre que ce qu’il cherche, qui ne voit que ce pour quoi il est programmé.

A tous les radars de toutes les polices, y compris celle qui parfois, en nous, pointe sa caméra, nous préfèrerons toujours les visions poétiques de Werner :
« au sommet d’une montagne, une station radar émet des cris qui retentissent jusqu’aux frontières de l’univers, et que personne n’entend ».

 

« suivez votre vision
Formez des cellules pirates partout
En même temps ne craignez pas la solitude »

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Version web de cette conférence : Mireille Lauze, Jean-Rouaud, Jean-Hervé Paquot. Décembre 2016