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Le cabinet du Professeur Freud

D'une poétique à une politique du divan

Sylviane Lecoeuvre

 

1-Introduction

 

Au cours du 20ème siècle le divan n’est pas seulement devenu le symbole par excellence de la psychanalyse. Dans l’orthodoxie freudienne, il est un des « marqueurs » qui en légitimerait la pratique. Jamais aucune autre école de pensée, aucune autre discipline que la psychanalyse n’a été aussi fortement identifiée à un objet tous comptes faits banal, soit un simple accessoire d’ameublement. Bien que la théorie et la pratique aient connu de nombreuses évolutions après la mort de Freud, le divan reste encore aujourd’hui une sorte de carte d’identité professionnelle explicite. En raison de son lien avec Freud, il déclenche un florilège d’images dans la culture populaire mais la psychanalyse, de son côté, vit également sur ses qualités iconiques. En d’autres termes, si les psychanalystes ne disposaient pas d’un moyen d’expression aussi simple en apparence, leur discipline ne serait peut-être pas entrée dans la mémoire contemporaine. Cependant, dans la mesure où il représente, pour la plupart des analysants et des praticiens, la griffe, la signature indélébile d’une expérience thérapeutique innovée par Freud, peu de chercheurs se sont aventurés dans une entreprise, nettement moins évidente, qui consiste, d’une part, à mettre cet objet en tant que tel au centre des réflexions et d’autre part, à traçer la généalogie du divan bien avant 1900. Par ailleurs, la remarquable continuité entre l’aménagement intérieur du cabinet d’un médecin au tournant du 20ème siècle et du cabinet actuel d'un psychanalyste ne peut absolument pas être expliquée par un seul «  retour à Freud », nostalgique ou fétichiste.

 

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Dans ces conditions, des questions fondamentales relatives au divan, à la pratique et à la théorie psychanalytiques persistent : pourquoi cet objet, pièce maitresse du salon bourgeois, qui a connu des formes et des appellations variables au fil du temps - Ruhebett ou lit de repos, canapé, daybed, ottoman, sofa, divan ou Couch - fait-il ses preuves comme «levier» thérapeutique ? Corollairement, pourquoi reconnait-on à la position couchée, dite passive, le pouvoir extravagant de produire activement du savoir et des connaissances ?

De façon plus déterminante encore, le basculement des corps dans « l’horizontalité » opéré par la contrainte du divan oblige à reconsidérer sérieusement, aujourd’hui encore, ce qu’il en est, en termes anthropologique et politique des systèmes univoques de quadrillage et de géométrisation autoritaires des corps. Si les mémoires publiées en 1956 par Hilda Doolittle, la très érudite patiente américaine que Freud a reçue dans les années 30, apportent quelques éléments précieux de réponse à ce sujet, le lecteur ne trouve chez Freud aucun développement ou questionnement exogène à la stricte situation transférentielle et psychanalytique.

Dans les années 1900, quiconque met en lien le divan avec l’émergence de la pensée peut s’attendre au scepticisme et à une riposte féroce.  Theodor Adorno, qui flaire dans le divan du psychanalyste la détrônisation pure et simple de la philosophie, n’aura de cesse d’affirmer que les paroles et les pensées dépliées sur le divan de Freud ne se différencient guère des discussions bavardes, des « causeries » dans les salons ou des commérages colportés par des belle-mères aigries et vieillissantes.

Mais justement, ce que fera valoir Lydia Marinelli, dans sa dernière grande exposition de mai 2006, c’est que le divan produit , par sa présence, une série de rapports paradigmatiques entre l’habitat bourgeois, les secrets de famille et les approches du monde psychique.

Sollicité très tardivement par la municipalité de Vienne pour commémorer le 150ème anniversaire de la naissance de Freud, le Musée Sigmund Freud propose, de mai à novembre 2006, une exposition autour de cet objet mythique, intitulée Die Couch, Vom Denken im Liegen. Exposition ambitieuse mais discrète, si on la compare au torrent de festivités qui innondent simultanément la capitale autrichienne, consacrées au 250ème anniversaire de l’enfant chéri, Wolfgang Amadeus Mozart.

 

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Tirée au cordeau, l’exposition ne se donne pas pour objectif de construire ou d’interroger une métapsychologie du dispositif divan/fauteuil dans les débats récurrents avec le dispositif face à face. Il s’agit bien pour Lydia Marinelli, conservatrice au 19, Berggasse, de puiser dans les archives et de renouveler l’historiographie de la psychanalyse en abordant la question du divan dans sa stricte matérialité. Pour relever le gant, elle n’hésitera pas à élargir son spectre de recherche, à imbriquer l’histoire de l’art, la littérature et la philosophie dans une tradition essentiellement germanique. En tant qu’historienne des sciences, elle porte une attention particulière à l’évolution et la migration des différentes techniques thérapeutiques et expérimentales entre les sanatoriums, les hôpitaux psychiatriques et la pratique de cabinet, mises en oeuvre pour traiter les troubles psychiques dans le monde germanophone du 19ème siècle. Parallèlement à ses ambitions scientifiques, l’exposition tente de répondre à une question constante des visiteurs, pas toujours avertis, étonnés, souvent déçus de ne pas trouver à Vienne le fameux divan. Parti à londres après le départ de Freud devant la menace hithlérienne en 1938, il laissera une ombre sur le parquet du cabinet viennois, repérée par Engelman après la guerre, malheureusement totalement « lessivée » lors des travaux de rénovation qui succèdent à l’inauguration du Musée en 1971. Une semaine avant l’ouverture de l’exposition, Lydia Marinelli déclare aux journalistes dans le style qui lui est propre : « les choses qui manquent font davantage réfléchir que celles qui sont présentes ».

 

 

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