Lydia Marinelli : 19, Berggasse
Freuds verschwundene Nachbarn
par Sylviane Lecœuvre
L'exposition « Freuds Verschwundene Nachbarn » a duré six mois, du 26 mars au 28 septembre 2003 dans l'ancien appartement de Freud, au premier étage, dont certaines cloisons ont vraisemblablement été abattues pour le transformer en galerie d'exposition après son acquisition en 1989. Cet espace sera ouvert au public en 1996 seulement.
Lydia Marinelli s'entoure de l'historien Oliver Rathkolb, membre de la commission d'histoire de l'Autriche et membre de la commission exceptionnelle, chargée en 1998 de dresser la liste de toutes les spoliations liées au nazisme.
L'organisation spatiale, sur 280 mètres carrés, est confiée au cabinet ARCHItexture de Vienne Rainer Pirker et son associée Katrin Grausam reconstituent tout le plan d'occupation des logements du 19, Berggasse en 1938 à partir des archives historiques. Pirker prend tout d'abord un cliché du 9ème arrondissement puis un cliché de l'immeuble de la Berggasse et localise très consciencieusement chacun des appartements qui le constituent. Il en donne une représentation immédiatement perceptible par le public. En d'autres termes, cette image s'impose d'entrée et le regard ne peut s'y soustraire. Cliché unique mais puissant, plans d'architecte tirés au cordeau et agencement réglé des archives, telles semblent être les ressources pour ordonner finement cette exposition.
Avant d'aborder les détails de ce dispositif il convient cependant de rappeler dans quel contexte historique se déroule l'exposition.
A partir de 1998, la commission d'histoire autrichienne se penche sur les archives, via la conférence de Washington, car l'Autriche est dans l'obligation de restituer, entre autres, les oeuvres d'art spoliées par les nazis. Cette disposition s'applique aux particuliers et aux musées dont les acquisitions sont d'origine douteuse. Sont concernées certaines pièces de la collection Klimt et Schiele du Musée Léopold de Vienne.
Après la guerre, il faut attendre 1961 et sept lois intermédiaires pour mettre au point une commission de dédommagement qui ne prendra en compte que les liquidités (restitution des taxes sur l'émigration et des dépôts bancaires).
En 2002, la commission doit dresser la liste des biens immobiliers confisqués qui n'ont jamais été pris en compte.
En février 2003, un mois avant l'exposition sur Les voisins disparus de Freud, et après quatre ans de travail, la commission rend un rapport de 12 000 pages qui est sans appel. Il lève le voile sur une politique d'après guerre jugée scandaleuse par Oliver Rathkolb. La république autrichienne continue à se considérer comme première victime de l'Allemagne nazie et ne prend pas à son compte une part active de responsabilité dans la persécution, la spoliation, la déportation et l'assassinat de la communauté juive. La commission découvre que des documents ont disparu en 1985 lorsque l'extrême-droite était aux commandes du ministère de la justice.
La loi constitutionnelle de 1946, colonne vertébrale de la république, accrédite l'idée que la période 1930-1945 n'est qu'une parenthèse car elle est la reprise pure et simple de la constitution de 1920 versus 1929.
Politiquement, la période février 2000-février 2003 voit en Autriche l’émergence d’une coalition inédite en Europe : la formation par le chancelier conservateur Wolfgang Schüssel d’une alliance avec l'extême-droite. Au vu des résultats électoraux des législatives d’octobre 1999, affaiblissement de la gauche (SPÖ) et montée de l’extrême droite (FPÖ) Schüssel a opéré un retournement d’alliance. Il renonce à "une grande coalition". gouvernementale entre la droite traditionnelle chrétienne-démocrate et la gauche sociale-démocrate sur laquelle repose le fameux "modèle autrichien". Son ambition est de prendre les rênes du gouvernement au risque de se faire manoeuvrer par le leader d'extrême droite Jörg Haider.
Cette coalition ingérable s’effondre en septembre 2002 conduisant aux élections du 24 novembre 2002. Après trois mois de crise politique le parti conservateur, cherchant vainement d’autres alliances, reconduit cette même coalition jusqu’en décembre 2006, mais avec un changement notable : désormais l'extrême-droite ne sera plus qu'une force d'appoint et non plus un partenaire d'égal à égal. Le FPÖ conservera néanmoins sa capacité de faire tomber le gouvernement.
Dès le printemps 2000 en pleine montée de l'extrême-droite, Lydia Marinelli prend une initiative courageuse dont la portée politique n'échappera à personne : elle propose l'espace du 19, Berggasse à la célèbre artiste canadienne Vera Frenkel pour présenter au public viennois une oeuvre majeure : Body Missing dont le retentissement sera et demeure internatonnal.
Le projet Body Missing a commencé à Linz en Autriche en 1994. Le concept était de rendre hommage aux artistes dont les oeuvres avaient été volées par les nazis et cachées dans un entrepôt à Linz, la ville natale du Führer. Hitler comptait les regrouper dans un grand musée après la guerre. Bon nombre de ces oeuvres "disparurent" pour réapparaitre ensuite à travers le monde dans des galeries d'art et des musées qui les avaient acquises de façon douteuse.
L'oeuvre comporte une installation vidéo à 6 canaux, une exposition de photos et un site web.
Soucieuse de ménager la nouvelle coalition qui réside à Vienne et les haut fonctionnaires Inge Scholz Strasser s'opposera de toutes ses forces à cette présentation qui n'aura donc pas lieu. Trois ans plus tard, le Musée Freud accueille Vera Frenkel à bras ouverts mais à Londres
Contactée au Canada par l'hebdomadaire "Falter" l'artiste lâche ces mots:"Scholz-Strasser était charmante mais impitoyable(unerbittlich)".
Entre 2000 et 2002 l'exposition Les voisins disparus de Freud aurait sans doute connu le même destin. Elle doit son existence à la résistance combative de Lydia Marinelli, au soutien des salariés du musée et aux conflits internes qui minent et affaiblissent le gouvernement à partir de 2002.
C'est donc avec ces données que débute l'exposition.
Le dispositif :
c'est un procédé diagrammatique, chronotopographique où les parties de l'ensemble sont disposées de façon réglée les unes par rapport aux autres. Il s'agit d'un aperçu fragmentaire de la vie de 8 familles juives qui ont vécu au 19,Berggasse entre 1938 et 1945 mais l'attention se porte également sur la fonction des espaces et des territoires où les destins individuels les plus sombres se croisent. Les propriétaires qui possédaient des biens remplissaient les conditions minimales pour espérer partir à l'étranger, d'autres sont restés pour partager des logements privés devenus collectifs où s'entassaient et transitaient des familles précédemment expropriés d'une autre rue, d'un autre quartier. Ces fragments d'existence et la re-configuration des territoires représentent de façon exemplaire et emblématique non seulement les crimes nazis mais également les inconséquences de la politique actuelle de dédommagement. La démarche est progressive et couvre la période 1938-2003. L'approche quant à elle est thématique : 8 logements et 8 points centraux évoqués :
1- l'émigration
2- l'aryanisation (Arisierung)
3- la réquisition des logements collectifs (Sammelwohnungen)
4- la déportation
5- le retour des camps
6- la remigration
7- la politique de dédommagement de la 2ème république
8- la politique de restitution de la 2ème république
Accompagnée d'un texte bref qui explique la démarche proposée, la première installation expose le cliché de l'architecte Pirker où 14 logements sont identifiés. Les traits continus visualisent les appartements côté rue, les autres côté cour. Sur ces 14 logements 8 étaient occupés par des familles juives (portes n° 2ab, 5, 6, 7,8 ,9/10, 11,14) en 1938. C'est sur elles que se concentre l'exposition.
Lydia Marinelli utilise plusieurs types de documents : des documents scientifiques, historiques, tirés des archives de la commission, comme une note de Karl Renner, de 1945, adressée à l'état major soviétique qui stipule que « le retour des juifs autrichiens n'est pas souhaitable ». Il sera le 1er chancelier puis le 1er président de la 2ème république jusqu’à sa mort en 1950.
Elle utilise également des actes manuscrits nominatifs qui relèvent de l'administration du Reich, comme le document nominatif du 08 avril 1938 signifiant à Emile Humburger, négociant en fruits, qu'il est désormais rayé du registre du commerce.
Le traitement infligé à la famille Humburger n’est que la première étape d’une « aryanisation » qui consiste pour les administrateurs des biens nazis à s’emparer progressivement des biens privés juifs et à imposer des taxes diverses et exorbitantes : taxe sur les biens, impôt sur l’exil, taxe de réparation etc …
L’exposition de Lydia Marinelli cherche à faire la lumière sur une politique dite d’abord « sauvage » devenue bureaucratique, légale et systématique. Simultanément les documents présentés renvoient à la pratique de la documentation et aux procédés de transmission.
Mais comment agencer les archives et les différents plans d'énoncés ?
Rainer Pirker met à disposition 8 vitrines de verre et d'acier, qui en raison de leur construction en trois strates permettent une hiérarchisation du matériel historique. Ce sont des plans qui favorisent une perception en abîme. La 1ère surface frontale sert de support écrit pour une information actuelle, courte, sur un sujet évoqué comme l'exil ou la déportation. Le plan médian est consacré aux documents scientifiques, authentiques, tandis que le dernier support rassemble les actes administratifs nominatifs qui se rapportent à chaque individu exposé à la violence de la bureaucratie nazie et de la politique d'après-guerre. Cette structure tridimensionnelle permet une interpolation temporelle avec une exploitation maximale des matériaux utilisés comme le verre et la lumière. Il existe une relation isomorphe incontestable entre la rigidité exemplaire de la bureaucratie et la rigueur apportée au moindre détail technique de ce dispositif.
L'intrication des plans narratifs est renforcée par la présence d'une chambre sonore où s'entrecroisent des interviews de psychanalystes, des commentaires de voisins ou de visiteurs avec des appréciations variées sur ce qu'ils ont vu et entendu. Le montage sonore est confié à Chirine Ruschig qui travaille habituellement sur les pièces d'Elfriede Jelinek.
Lydia Marinelli fait le choix délibéré de réduire les traductions en anglais car cette exposition s'adresse aux Autrichiens. C'est au cours de cette visite que des voisins de palier apprennent que le 17 et le 19, Berggasse ont été réquisitionnés, prélevés sur le plan de la ville pour former des logements collectifs et être intégrés au réseau organisé de déportation. De la Berggasse, les habitants ont été transférés dans le 2ème arrondissement, très proche, qui abritait un camp de rétention avant d'être déportés vers la Pologne et la Russie. Le Gauleiter Baldur Von Schirach avait reçu des directives claires en provenance de Berlin : dissimuler l'impression d'une ghettoïsation de la ville et organiser des transferts de l'intérieur vers les quartiers excentrés du 2ème arrondissement sur la base d'un recensement détaillé des rues et des immeubles. Plus tard, à la fin de la guerre, la magnifique Cité Rotschild , qui était devenue le centre administratif pour l'émigration des juifs a été rasée pour y bâtir le siège de la chambre des travailleurs. Au 19, Berggasse, la commission estime entre 90 et 95 le nombre de personnes confinées dans les logements avant d'être déportées.
La ville a été quadrillée très tôt et il existe une note de Freud qui révèle qu'entre le 03 et 25 avril 1934, quatre cents inspecteurs parcouraient déjà les 21 arrondissements de Vienne pour vérifier des informations consignées dans des carnets.
Le dispositif de l'exposition est économe, voire austère : aucun effet personnel, aucune photo ne sont exposés, hormis des photos d'identité, rien qui pourrait entraîner le visiteur dans les arcanes identificatoires. Tout expédient émotionnel est exclu.
L'enjeu est double : s'écarter d'un traitement « généralisant » de la mémoire, ce qui est la fonction du mémorial et surtout arracher le visiteur à la glu d'un idéal de la mémoire qui colle à une intimité non politique.
Les vitrines consacrées au logement de Freud (portes 5 et 6) sont agencées autrement ; elles sont placées au seuil de l'exposition et adossées au mur. D'après Ralph Ubl, historien de l'art et qui a déjà travaillé avec Lydia Marinelli ce traitement différentiel vise à indiquer que le 19, Berggasse est avant tout l'adresse de Freud. Cet agencement serait la réponse apportée à une polémique concernant la manière dont les Autrichiens traitent les intellectuels juifs.
La polémique enfle début 2003 et parmi les intellectuels autrichiens, suisses mais également français, elle prend le nom de « controverse des contributions » (die Frage nach dem Beitrag) Elle fait suite à un article récemment paru dans le respectable journal, Die Presse. Le passage incriminé est cité deux fois, en partie dans le commentaire de Ralph Ubl et in extenso dans un article de la presse suisse sous la plume de Paul Jandl ; on peut lire :
« On devrait vérifier que la communauté juive apporte encore une quelconque contribution à ce qui autrefois l'a rendue si célèbre. Vérifier que la productivité des artistes et des intellectuels juifs les plus en vue justifie bien encore des subventions de l'état ».
En d'autres termes, l'Autriche aime les ornements d'un bonus culturel et spirituel qu'elle doit avant tout à ses intellectuels juifs du 20ème siècle. La république prend en considération la vie intellectuelle juive qui repose essentiellement sur Schnitzler,Schönberg ou Wittgenstein sans pour autant éviter le folklore nostalgique.
Freud ferait partie de la bonne bourgeoisie juive dont l'exil a eu l'immense vertu de faire connaître la psychanalyse à travers le monde avec des retombées sur Vienne comme capitale culturelle. Ainsi Freud participerait au PIB avec un possible retour sur investissement, ce que pourraient valider peut-être à l'avenir les choix marketing de la Fondation Privée Sigmund Freud.
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L'exposition est également une adresse à l'artiste anglaise Rachel Whiteread et au Mémorial de l'Holocauste inauguré à Vienne en 2000, après bien des difficultés, comme le révèle un article de Ward Ossian dans le Journal des Arts n° 116. Réalisé sous le nom de « Nameless Library » à partir de 65 000 copies du même livre, un pour chaque juif autrichien tué par les nazis,le mémorial suggère la destruction de la culture.
Un peu plus tard, en 2006, Lydia Marinelli confiera à Rachel Whiterhead une des installations de son exposition « die Couch » et prendra à ses côtés Ralph Ubl comme conseiller artistique.
L'exposition « Les voisins disparus de Freud » a connu une grande affluence avec 65000 visiteurs. Les échos sont élogieux dans la presse autrichienne indépendante et dans la presse allemande ou suisse marquée à gauche de l'échiquier politique. L'accueil est nettement plus réservé dans la presse autrichienne conservatrice, si on en juge les propos de Norbert Mayer :
« ... si les voisins de Freud deviennent un objet de recherche au même titre que la secrétaire d'Hitler ou la femme de chambre d'Eva Braun, le risque n'est-il pas de se retrouver à l'arrière-garde de l'histoire contemporaine? ».
La réponse viendra de Ingrid Scholz Strasser en personne :
« Décrire cette recherche comme une approche d'arrière-garde, voilà une compréhension de l'histoire profondément autrichienne ».
BIBLIOGRAPHIE
Ingeborg Bachman : Trois sentiers vers le lac, nouvelles traduites de l'allemand par Hélène Belletto, in Oeuvres, Paris, Actes Sud, 2009.
Ingeborg Bachman : Franza, traduit de l'allemand par Miguel Couffon, in Oeuvres, Paris Actes Sud, 2009.
Lydia Marinelli, Andreas Mayer : Rêver avec Freud. L'histoire collective de l'Interprétation du rêve, traduit de l'allemand par Dominique Tassel, Aubier Flammarion, 2009.
Sites internet cités :
http://www.freud-museum.at
http://www.judentum.net
http://www.paul-parin.info/index.php
http://www.diepress.com
http://www.marsh-agency.co.uk/paterson/sigmundfreudcopyrights
http://www.austria-architects.com/pirker
http://www.textezurkunst.de
http://www.eyemagazine.com
http://www.yorku.ca/BodyMissing/
http://www.freud.org.uk/
http://www.falter.at
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