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Place Publique 2023menthe 2020i

Un certain mode d'exercice de la sensibilité

Samedi 18 mars film le matin de 9h30 à 12h

et débat l'après midi 14h à 16h30

proposé par Ninette Succab-Glissant, Mayette Viltard et Luc Parisel

 à L'Agora 64 rue du père Corentin 75014 Paris

Inscriptions sur place à 9h : La journée 20€ - Tarif réduit 10€

 


Argument

 

Détecter des mouvements de vitalisation sociale de la collectivité et de la langue
Nos préjugés [de parents et d’enseignants martiniquais] renforcent ceux de l’enfant martiniquais. On l’habitue en classe au monde du sérieux, du travail, des rapports hiérarchisés, auquel il associe naturellement la langue française. Dès qu’il est en récréation, il reprend l’usage du créole, qu’il associe au jeu, à la liberté, à l’absence de contrainte. Ce qui serait tout à fait légitime et bon, s’il ne faisait par surcroît le rapport entre créole et irresponsabilité. Nous contribuons à faciliter l’établissement de ce rapport.
La source principale de notre préjugé est que nous voyons bien en effet qu’en Martinique aujourd’hui, la langue créole est une langue dans laquelle nous ne produisons plus rien Et une langue dans laquelle un peuple ne produit plus est une langue qui agonise. Le créole s’appauvrit parce que des termes de métiers disparaissent, parce que des essences végétales disparaissent, parce que des espèces animales disparaissent, parce que toutes les séries de locutions qui étaient liées à des formes de responsabilité collective dans le pays disparaissent avec ces responsabilités. L’étude sociolinguistique des termes tombés en désuétude et qui ne sont remplacés par rien montrent qu’ils le sont parce que les Martiniquais en tant que tels ne font plus rien dans leur pays. Le patoisement qui en provient retentit sur le contenu syntaxique de la langue: elle s’appauvrit. Ainsi passe-t-on peu à peu des blocages dans la formation de l’enfant à la disparition de la Martinique en tant que collectivité – ne trouvant en place qu’une collection d’individus sans liens, ni avec leur terre, ni avec leur histoire, ni avec eux-mêmes.
C’est pourquoi toute réforme qui viserait à introduire de manière technocratique un programme créole dans l’enseignement serait d’autant plus vaine et ambigüe qu’elle n’aurait pas été conçue, discutée, décidée par les Martiniquais eux-mêmes. E. Glissant, Le discours antillais, p.596-597. 1981.

 

Lyannaj kont pwofitasyon
Le lyannaj est né dans les champs de canne où il désignait, à l’origine, ce doigté, cette dextérité ce mouvement textile par lequel les esclaves cousaient ensemble les roseaux sucrés de Babylone: les cannes à sucre. De geste technique essentiel à l’exploitation, à la dépossession, à la vampirisation des corps esclavagisés, le lyannaj est devenu, par un étrange renversement, l’expression la plus remarquable de la solidarité, de la créativité, des liens qui nous délient: ceux de la poésie, du chant, des sociétés de travail et d’entraide, des cultes et rythmes afrodiasporiques. Cible et matière première d’un appareil de capture et d’exploitation, le corps “nègre” est le premier théâtre d’opérations. La subversion du lyannaj procède, en premier lieu, d’une variation opérée au sein même d’un mouvement imposé : que ce mouvement qui lie ensemble les faisceaux de cannes puisse relier les damnés! Le lyannaj renvoie aussi aux premières pratiques de contre-plantation.
La liane ne disposant pas de tronc, son échappée vers les cieux n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur les autres, parce qu’elle se mêle aux autres en les entremêlant : lier relier et relayer tout ce qui se trouve désolidarisé. Dénètem Touam Bona, La sagesse des lianes, p. 56.

 

L'acte de survie.
Dans l'univers muet de la Plantation, l'expression orale, la seule possible pour les esclaves, s'organise de manière non continue. L'apparition des contes, proverbes, dictons, chansons, tant dans le monde créolophone qu'ailleurs, est marqué du signe du discontinu. Les textes semblent négliger l'essentiel de ce que le réalisme en occident a, dès le départ, si bien su parcourir : la position des paysages, la leçon des décors, la lecture des mœurs, la description motivée des personnages. On y trouve jamais la relation concrète des faits et les gestes quotidiens, mais en revanche l'évocation symbolique des situations. Comme si les textes s'efforçaient de déguiser sous le symbole, de dire en ne disant pas. C'est ce que j'ai appelé ailleurs une pratique du détour, et c'est en quoi le discontinue s'évertue; le même qui sera mis en acte par cet autre détour que fut le marronnage. E. Glissant, Poétique de la relation Poétique III, pp. 82-83.

 

Les groupes-sujets entrent nécessairement en faillite
De toute manière, la dimension politique dérive vers une dimension micropolitique et analytique, qui est fondamentalement insaisissable en termes de militantisme… Cette dimension micropolitique va réinjecter de manière continue tous les éléments a-signifiants, tous les éléments de singularité ; elle va rendre complexe les questions au moment où, finalement, elles paraissaient être assez simples : au moment où on pensait être arrivés à un accord. C’est exactement à ce moment que l’on voit que ce n’est pas du tout ça, car l’existence elle-même réémerge dans sa singularité. C’est la dimension – je dirais la ligne de fuite – de la micropolitique hors du champ du militantisme.
Cette idée était déjà présente, il y a longtemps, dans le texte sur la transversalité, quand je disais que le groupe-sujet se définit par le fait d’assumer sa finitude. Les groupes que nous avons créés pour militer, pour changer la vie vont nécessairement entrer en faillite – c’est précisément cela qui permet le caractère processuel de l’entreprise, son caractère d’engendrement de nouveaux univers, d’engendrement de rhizomes de toute nature. Suely Rolnik Félix Guattari, Micropolitiques, pp. 419-427.

 

La psychanalyse, un élément possiblement perturbateur
Mobiliser une certaine lecture de l’analyse qui préserve son caractère perturbateur dans et hors les murs des cabinets ou même au-delà des frontières du domaine de la « santé mentale ». Quand je parle du caractère perturbateur de l’analyse, je me réfère à ce travail minutieux qui consiste à retirer des territoires – individuels, de groupes, institutionnels, etc. – les décombres d’images figées qui, parce qu’elles empêchent l’accès à la consistance des processus qui sont en train d’être expérimentés, obstruent les passages, entravent toute possibilité de mouvement. La dissolution de ces images, l’abandon d’une position purement défensive, est nécessaire pour retrouver la sensibilité à de tels processus, sans laquelle il ne peut y avoir création de nouveaux territoires de vie. En somme, je définis l’analytique comme un certain mode d’exercice de la sensibilité qui permet l’expansion des processus de singularisation et cela non pas comme prérogative d’un travail spécialisé (bien que je n’aie, moi non plus, rien contre ce type de spécialité) et encore moins comme objet du monopole de certaines corporations. Suely Rolnik Félix Guattari, Micropolitiques, pp. 419-427.

 

Devant le seuil dangereux de dissolution d’un mode et de formes d’existences, il y a nécessité de s’y confronter.
À mon avis, il y a nécessairement un déphasage entre l’appréhension immédiate que l’on peut avoir d’une intervention directe sur le terrain et ce qu’elle peut devenir ultérieurement, ce que j’appellerais son « efficacité sémiotique ».
On ne peut pas avoir la prétention de transmettre des messages, des idées : il y a toujours aussi une espèce de seuil a-signifiant, une espèce de relation d’appréhension qui est de l’ordre de l’affect, de l’ordre de l’interrogation muette. Suely Rolnik Félix Guattari, Micropolitiques, pp. 419-427.

 

Quelques références :

Félix Guattari Suely Rolnik, Micropolitiques, [1982], chapitre Conversation d’aéroport, Les empêcheurs de penser en rond, 2007.
Marcelo Real, “Le plan guattarien de composition des sensations” in Guattari + 30, Chimères 2022/2 (N° 101), pp. 167 à 178.
Dénètem Touam Bona, La sagesse des lianes, Cosmopoétique du refuge, 1, post-éditions, 2022
Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil, 2019,
Édouard Glissant : Le Discours antillais, chapitre Langues, langage, Paris, Gallimard, 1981, réimpr. 1997.

Poétique de la relation: poétique III, Gallimard, 1990, pp. 82-83.
Walter D. Mignolo, La désobéissance épistémique – Rhétorique de la modernité, Logique de la colonialité, et Grammaire de la décolonialité, Édité chez P.I.E. Peter Lang, 1997.
Karen Barad, À la rencontre de l’univers, La physique quantique et l’enchevêtrement matière-signification, 2007, traduit de l’américain par Denis Petit, L’unebévue-éditeur,
Tome 1- L’AFFAIRE COPENHAGUE, Science et éthique de l’enchevêtrement matière-signification, 2020.
Tome 2- DIFFRACTIONS, Différences, contingences, et enchevêtrements qui importent, 2022 ;
Tome 3- LE RÉALISME AGENTIEL Intra-actions et pratiques matérielles-discursives, 2023.
Jacques Lacan, La troisième Pas-tout Lacan, site elp.

Le symptôme, Conférence à Genève, 1975, Pas-tout Lacan, site elp.